Professeure en lycée et en faculté d'Histoire, la Polonaise Agnieszka Moniak Azzopardi est devenue Rennaise depuis plus de trente ans. Mais elle le reconnaît volontiers, si elle aime la France, elle pourrait s'adapter de la même manière dans n'importe quel autre pays de l'Union Européenne.
Comme une majorité de ses compatriotes, c'est une Européenne convaincue qui tiendra le bureau de vote destiné à la communauté polonaise des quatre départements bretons dimanche à Betton.
Pour son pays, l'entrée dans l'UE a été synonyme d'essor économique ; elle, c'est surtout le "souffle de liberté" qu'elle veut retenir.
Il y a ce souvenir d'une grand-mère qui dans son enfance à Vilnius avait une gouvernante française ; elle en avait gardé quelques mots d'une langue étrangère qui intriguait la petite fille. Il y a ensuite ces deux séjours à l'adolescence quand elle fait partie « des premiers échanges entre lycées français et lycées polonais ». La France fait rêver la jeune Agnieszka ; alors, le bac en poche, elle choisit de faire ses études à Paris.
Mais après une première année à la Sorbonne, faute d'argent, la jeune fille doit rentrer en Pologne. Et c'est là, finalement, deux ans après qu'elle rencontre son futur mari, un Breton, avec qui elle s'installe à Rennes. Trente-deux ans plus tard, Agnieszka Moniak Azzopardi a trouvé sa place et parle parfaitement la langue de Molière avec à peine cette pointe d'accent qui fait son charme et de temps en temps, une petite faute d'article.
« A six ans, je répétais :
" je ne veux plus vivre dans ce gris,
je veux partir !" »
Depuis l'entrée de la Pologne dans l'Union Européenne, tout est plus simple pour les étudiant.e.s. Agnieszka, elle, se souvient que pour s'inscrire à l'université, elle avait « dû faire des pieds et des mains », faute d'accords entre les pays, faute d'accès à la Sécurité Sociale et parce qu'elle dépendait d'une autorisation préfectorale. Elle se réjouit des programmes européens qui désormais permettent à ses jeunes compatriotes d'étudier librement en France ou ailleurs. « Je me sens complètement Européenne - déclare-t-elle – j'aime la France, mais je pourrais vivre de la même façon en Italie, aux Pays-Bas ou en Roumanie ! »
Un enthousiasme qu'elle partage avec les Polonais.e.s dont 82%, selon les derniers sondages, se disent très favorables à l'Union Européenne. « Grâce aux fonds européens, le pays a complètement changé depuis vingt ans » analyse Agnieszka qui cite notamment le développement des infrastructures routières ou l'ouverture des marchés mais reste personnellement surtout attachée aux valeurs de liberté et de démocratie apportées par l'Europe.
Avec pudeur, et cachée derrière un éclat de rire, elle essuie discrètement une petite larme quand elle évoque son enfance dans la Pologne communiste des années 70. « Ma marraine me raconte qu'à six ans, j'étais avec elle dans le bus et que je répétais " je ne veux plus vivre dans ce gris, je veux partir !". Je ne sais pas d'où ça me venait, mais j'avais déjà une conscience aiguë de ce qui se passait » se souvient-elle aujourd'hui.
Ce monde en gris, ce sont ces cartes de rationnement qu'elle a gardées et qu'elle montre parfois à ses élèves pour rendre plus concrets ses cours d'Histoire-Géographie au lycée. Ce sont ces souvenirs d'enfant de huit ans, chaussée de bottes pour affronter une température de moins dix degrés, faisant la queue des heures durant avec ses copines devant la boulangerie pour acheter le pain de la semaine. C'est cet appartement de quarante-six mètres carrés où s'entassent les cinq membres de sa famille. Et ce père qui à plusieurs reprises est arrêté et emprisonné sans qu'on reçoive de nouvelles. Et puis, la journée « la plus traumatisante » qu'elle peut encore revivre heure par heure, celle du 13 décembre 1981, ce dimanche où l'état de siège est déclaré. « Les téléphones bloqués, les magasins et les écoles fermés, les transports qui ne fonctionnent plus » le père arrêté et la mère qui craint de l'être aussi ; « j'avais huit ans – dit aujourd'hui Agnieszka – et ça m'a profondément marquée ».
« J'écris tous les jours ;
j'ai connu la censure,
alors je ne veux plus être censurée ! »
Mais l'enfance d'Agnieszka c'est aussi « un bonheur absolu », celui des vacances dans un petit village au bord d'un lac, « protégée par l'amour des grands-parents, des tantes, des cousins ». Et peu à peu ce besoin de comprendre qui s'empare d'elle et la pousse à faire des études puis des voyages répétés en Russie. « L'Histoire explique beaucoup de choses ; c'est ce que j'essaie de montrer à mes élèves au lycée ou à la fac » analyse l'enseignante.
Elle s'applique par ailleurs à expliquer le monde tel qu'elle le voit dans les romans qu'elle publie en polonais mais aussi les articles de blog qu'elle écrit en français. « Je suis historienne de formation, donc il y a toujours l'Histoire – dit-elle - mais aussi tout ce qui me heurte, ce qui me blesse, ce qui m'interroge. J'ai les mots faciles, j'écris pratiquement tous les jours ; j'ai connu la censure, alors je ne veux plus être censurée ! » Son dernier roman s'inspirait du parcours de son grand-père. Celui sur lequel elle travaille actuellement dépeindra des vies de femmes dans la Pologne des années 80.
Chaque jour aussi, Agnieszka lit la presse et regarde la télévision polonaises. Les combats des femmes l'intéressent particulièrement. Depuis quelques années, les Polonaises se battent pour obtenir une libération du droit à l'avortement, aujourd'hui limité aux cas de viols ou de mise en danger majeur de la vie de la mère. Deux situations parfois difficiles à faire reconnaître dans les hôpitaux et qui causent la mort de nombreuses femmes.
Depuis les dernières élections, en octobre 2023, et le changement de gouvernement, Agnieszka comme toutes les Polonaises, attend que les choses changent ; on en parle beaucoup, une nouvelle loi est en préparation mais reconnaît-elle « ça reste un sujet tabou ». Le poids de l'Eglise sans doute, de moins en moins toutefois. Pour elle, il s'agit plutôt des différentes forces politiques en présence qui en ont fait un « enjeu de pouvoir ».
« Les Polonaises (…) n'ont jamais eu à demander
l'autorisation de leur mari ni pour travailler
ni pour signer un chèque »
Pourtant, dans ce domaine-là comme dans quelques autres concernant les droits des femmes, la Pologne communiste avait pas mal de longueurs d'avance. « Les Polonaises ont eu le droit de vote en 1918, elles n'ont jamais eu à demander l'autorisation de leur mari ni pour travailler ni pour signer un chèque » s'amuse Agnieszka, et pendant longtemps l'accès à l'avortement était une formalité ; les femmes étaient « largement acceptées dans toutes les professions ; il n'y avait pas ce machisme qu'on peut observer dans certaines sociétés du sud, par exemple ».
Puis, le pays s'est ouvert et les choses ont changé. Une conception plus traditionnelle de la femme s'est imposée. Aujourd'hui, le congé parental est de quatorze mois pour les mères mais seulement de quinze jours pour les pères et l'école n'est obligatoire qu'à l'âge de sept ans. Des conditions qui n'incitent guère les mères à sortir du foyer ; si des écoles maternelles existent, elles sont payantes et peu adaptées aux familles modestes. Agnieszka décrit des « mamans poules », des « enfants maternés trop longtemps » et pas préparés à l'autonomie.
Ce pour quoi les femmes polonaises luttent aujourd'hui et ce qu'elles attendent de l'Europe concerne donc majoritairement tout ce qui touche aux droits reproductifs. L'avortement libre bien sûr, mais aussi un accès plus large à la contraception que « certains médecins ne veulent pas prescrire et que certains pharmaciens ne veulent pas vendre ». Elles ne veulent plus être ces femmes dont le destin semble être « d'accoucher, d'éduquer les enfants et de servir le mari ».
Geneviève ROY