Rarement une salle aussi bondée que celle des Champs Libres ce jour-là n'aura été si attentive, si silencieuse, presque recueillie. La petite voix apaisante de Magda Hollander-Lafon ponctuée de longs silences, et celle, vibrante et énergique, de Marie-José Chombart de Lauwe racontaient l'horreur.
Et devant l'horreur, il faut d'abord se taire avant peut-être de se révolter.
Mais aucune violence dans les propos de ces deux femmes d'exception ; ce qu'elles ont rapporté des camps nazis voilà plus de soixante-dix ans, c'est bien sûr, le désir que passe la justice mais surtout beaucoup de sagesse et le poids du devoir de témoigner pour elles et pour toutes celles et tous ceux qui n'en sont jamais revenu-es.
L'une était juive de Hongrie, l'autre Bretonne d'une famille de résistance. La première, Magda Hollander-Lafon fut déportée avec les 450 000 autres juifs hongrois et près d'un million de tziganes. « Je viens d'une famille juive non pratiquante – raconte-t-elle – je ne savais même pas ce que ça voulait dire « juif » mais je n'ai pas eu le temps de chercher. On nous a dit qu'on allait travailler ; je me suis accrochée à ce mot, travail, mais intérieurement, je sentais qu'il y avait un danger qui nous guettait. »
A 16 ans, elle se retrouve séparée de sa famille au camp de Birkenau où le trop célèbre docteur Mengele a droit de vie et de mort sur ceux qui arrivent. « Notre vie dépendait d'un bâton qui allait à droite ou à gauche – se souvient-elle – Si j'allais à droite, je restais vivante ; à gauche,vingt minutes plus tard je n'existais plus ! » Comme sa mère et sa sœur, perdues dans les fumées qui se dégagent des hautes cheminées.
Aucune colère, aucune agressivité dans cette petite voix qui témoigne et qui raconte la douche, les cheveux rasés, les vêtements et tous les effets personnels arrachés. « Nous étions là pour mourir – dit encore Magda Hollander-Lafon – les résistants avaient choisi de sauver leur honneur, leur patrie, donc il y avait un sens à leur départ ; ils donnaient leur vie volontairement. Nous, nous étions là uniquement parce que nous étions juifs ! »
Rester des « êtres pensants » au cœur de la déshumanisation
Résistante, Marie-José Chombart de Lauwe, elle, a fêté ses dix-neuf ans en prison après avoir été arrêtée à Rennes où elle était étudiante. La résistance est pour elle une histoire de famille ; « ce n'est pas une décision que j'ai prise comme ça ; c'est toute une éducation derrière » dit-elle évoquant des parents engagés et informés. « L'hostilité contre l'armée d'occupation, l'hostilité contre les idées racistes nazies, je les portais en moi depuis un bon moment déjà. »
Convaincue de terrorisme, elle est classée NN pour « nuit et brouillard » c'est-à-dire ceux qui devaient disparaître. Elle aussi évoque cette déshumanisation dès l'entrée du camp à Ravensbrück où se retrouvent toutes les femmes aux lourdes condamnations : les résistantes au triangle rouge comme les « droits communs » au triangle vert. Au total, vingt nationalités sont représentées. Mais pour toutes, plus question de noms ou de prénom, elles deviennent un numéro.
« On essayait de se grouper entre camarades résistantes françaises – dit Marie-José Chombart de Lauwe – non seulement pour survivre mais surtout pour tâcher de conserver notre dignité d'être humain, pour montrer qu'on était des êtres pensants et que jusqu'au bout on pouvait être capables de créer. »
« Nous pouvons résister d'une multitude de façons » dira encore Magda Hollander-Lafon. Pour la petite juive ce sera en devenant rebelle. « Je vais mourir, mais je ne vais pas donner ma vie comme ça » se disait-elle. Mourir pour avoir volé des épluchures de pommes de terre ou bien plus tard pour avoir saboté des vis destinés aux avions allemands ou faussé compagnie au convoi en déplacement, tout valait mieux que « mourir pour rien ». « Quand nous acceptons la réalité, nous pouvons inventer la vie » dit Magda Hollander-Lafon. Pour elle, la réalité, s'appelle la mort. « Je savais que j'allais mourir – dit-elle – Mais à partir du moment où nous acceptons de mourir, nous recevons une force intérieure et nous devenons audacieux. »
On n'est pas des moins que rien parce qu'on n'a plus rien
De leur côté, les femmes de Ravensbrück déploient elles aussi des trésors d'imagination pour que leur détention soit vivable. Au risque de leur vie, elles détournent des fournitures pour échanger des petits cadeaux : mouchoirs brodés, croix ou chapelets en fils électriques. L'amitié et la solidarité sont leur dernier rempart contre la barbarie. L'art aussi quand elles créent une chorale et chantent « clandestinement » dès que les surveillantes ont le dos tourné.
Rester « être pensant » pour l'une ; prouver et se prouver « que ce n'est pas parce qu'on n'a plus rien, qu'on est des moins que rien » pour l'autre. Les deux femmes ont en elles le même souffle de vie qui leur permet de traverser les épreuves. Qui leur permet soixante-dix ans plus tard de continuer à témoigner, à dire non seulement ce qu'elles-mêmes ont vécu mais ce que fut cette époque. « Quand je dis « je » sachez que c'est un immense « nous » que j'ai derrière moi – explique Magda Hollander-Lafon – A chaque fois que j'interviens je redonne vie à ceux qui sont morts et ils continuent à vivre en moi. »
Marie-José Chombart de Lauwe ne dit rien d'autre quand elle raconte ce jeune prisonnier qui allait mourir et criait par sa fenêtre de la prison de la Santé : « dites aux jeunes qui viendront que je suis tombé pour qu'eux vivent dans la paix. » « Je suis porteuse de ma mémoire – dit la vieille dame – mais aussi de la mémoire de tous ceux que j'ai vus fusillés. »
Face aux interrogations, aux doutes aussi, à son retour en Bretagne dans la maison familiale de l'île de Bréhat, Marie-José Chombard de Lauwe, aujourd'hui Présidente de la fondation pour la mémoire de la déportation, a très vite choisi d'écrire pour dire, à chaud, la réalité des camps.
Demain entre confiance et inquiétude
Magda Hollander-Lafon, s'est retrouvée seule, n'ayant plus aucune famille ni aucune attache, dans un pays étranger dont elle ne parlait pas la langue, la Belgique pendant dix ans puis la France. Et pour elle, c'est le silence qui accompagna une douloureuse renaissance. « Dans les camps, je n'avais pas peur de mourir, parce que je savais ce qui m'attendait - se souvient-elle – mais là, subitement, la peur m'a envahie. » Ou encore : « j'étais silencieuse ; je ne pouvais pas parler. » Et ce n'est que longtemps après qu'elle pourra écrire et témoigner notamment dans les établissements scolaires.
Si les parcours de ces deux femmes admirables ont été en bien des points semblables, elles portent aujourd'hui sur le monde un regard quelque peu divergent. La résistante reste combative quand elle interpelle l'auditoire d'un vibrant : « ne baissez pas les bras, gardez les yeux ouverts car tout cela n'est pas fini et il faut continuer à vous engager et vous battre pour que cette idéologie de haine cesse une fois pour toutes et pour toujours ! Soyez vigilants ; le germe du mal est en train de repartir ! »
Plus confiante en l'être humain, mais tout aussi concernée par l'actualité, Magda Hollander-Lafon dit quant à elle : « nous avons toujours à espérer. Pour moi, ce n'est que la solidarité qui peut sauver l'humanité ; la vie est toujours en devenir. Demain dépend de chacun de nous. »
Geneviève ROY
Pour aller plus loin :
Magda Hollander-Lafon a écrit trois livres : « Les chemins du temps » aux éditions ouvrières en 1977 – réédité en 1981 (épuisé) ; « Souffle sur la braise » aux éditions du Cerf (1993) et « Quatre petits bouts de pain » aux éditions Albin Michel (2012)
Marie-José Chombart de Lauwe a publié Toute une vie de résistance aux éditions Pop'Com (2002) et va sortir fin avril un nouveau livre « Résister toujours » aux éditions Flammarion
Voir aussi le site « Les amis de Magda » et les événements à venir et à soutenir ; le site de la Fondation pour la mémoire de la déportation
A Dol de Bretagne, avec Femmes Solidaires, le 26 avril à 11h, plantation de quatre rosiers Résurrection en hommage aux déportées de Ravensbrück.
Spectacle "Les Hommes" de Charlotte Delbo le 30 avril à 20h 30 au théâtre de l'ADEC, rue Papu. Cette pièce raconte l'histoire de huit femmes résistantes emprisonnées à Romainville avant d'être déportées à Auschwitz. Réservations au 02 99 33 20 01