« Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort » Cette phrase de Nietzsche peut-elle trouver un écho chez Marie-José Chombart de Lauwe ?
C'est la question posée par une journaliste, pour une interview dans « La Croix » en mai 2015, à cette vieille dame de quatre-vingt-douze ans dont on a du mal à imaginer qu'elle entra en résistance contre l'occupant nazi à 17 ans, qu'en mai 1942 elle fêta ses dix- neuf ans dans les geôles pétainistes, qu'elle fut déportée à Ravensbrück un an plus tard, inscrite sur les sinistres listes « Nacht und Nebel (NN) » (1)
A la question posée elle répondra simplement, après un temps de silence écrit son intervieweuse : « Le fait d'avoir survécu à Ravensbrück m'a maintenue dans une grande fidélité à la défense des Droits de l'Homme ».
Une enfance entre Paris et la Bretagne
Marie-José Chombart de Lauwe, Yvonne Wilborts de son nom de naissance, voit le jour à Paris, dans le 16ème arrondissement, le 31 mai 1923. Elle est la fille d'Adrien Wilborts, médecin–pédiatre et de Suzanne Wilborts, sage-femme.
Dans la famille Wilborts on cultive l'engagement humaniste et l'amour de la France avec passion. Le grand-père, journaliste, est l'auteur à son retour de Pologne, d'un livre à la gloire des insurgées polonaises contre l'occupation tzarine. Durant la première guerre mondiale, bien que déclaré inapte au service à la suite d'une pleurésie en 1916, Adrien, le père, retourne sur le front dès 1917 afin de soigner les blessés et en particulier les victimes du redoutable gaz moutarde. Ce qui lui vaudra d'être à son tour déclaré intoxiqué par l'ypérite en 1918. Pour sa part Suzanne, la mère, s'engagera aussi sur le front pour exercer son métier.
Après la naissance d'Yvonne, le mauvais état de santé d'Adrien le contraint à renoncer à sa carrière de pédiatre parisien. Toute la famille va s'installer sur l'île de Bréhat où vit la grand-mère de la petite fille.
Ils emménagent dans la maison de vacances qu'ils possèdent à Ker Avel. Là, le couple continue à se dévouer bénévolement au service des bébés et de leurs mamans.
En 1940 la France est occupée par les allemands et bien entendu l'île de Bréhat n'échappe pas à cette calamité. Pour les Wilborts la question ne se pose pas : ils résisteront.
Une éducation qui conduit à la résistance
Avec quelques amis sûrs Suzanne crée un petit groupe de patriotes dont la principale vocation est de favoriser « l'évasion » de bretons désireux de rejoindre l'Angleterre. Le groupe se baptise « La Bande à Sidonie » du nom de résistance que Suzanne s'est choisie. Adrien se joint à eux ainsi qu'Yvonne qui prendra son second prénom comme pseudonyme : Marie-José. Prénom qu'elle gardera définitivement.
Elle a 17 ans et elle est consciente de risquer sa vie, mais bon sang ne saurait mentir : «Ce n'est pas une décision que j'ai prise comme ça ; c'est toute une éducation derrière (...) l'hostilité contre l'armée d'occupation, l'hostilité contre les idées racistes nazies, je les portais en moi depuis un bon moment déjà. »
Début 1941 les résistants bréhatins rejoignent un groupe plus structuré, en lien avec l'Intelligence Service britannique : le réseau Georges France 31 qui, entre autres, communique aux alliés les plans de défense côtière des allemands.
Yvonne - ou appelons-là maintenant du prénom qu'elle s'est choisie : Marie-José - est étudiante en médecine à Rennes et elle profite de l'ausweis (2) qui, compte tenu de son lieu de résidence à Bréhat, lui a été délivré. Ce précieux sésame l'autorise, en toute liberté, à circuler en zone interdite et en particulier sur la côte. Elle passe, ainsi, au nez et à la barbe de l'occupant, dans ses cahiers d'anatomie, des documents stratégiques.
Mais en 1942, infiltré par un agent de l'Abwehr (3) qui les dénonce, Georges France 31 tombe.
Au mois de mai les Wiborts sont arrêtés à Bréhat. Dans un geste de défi et de panache Adrien a enfilé sa cravate de Commandeur de la Légion d'Honneur. Le couple est embarqué, sans ménagement, sur une vedette qui les conduit sur le continent.
C'est chez sa logeuse, à Rennes, que, le 22 mai 1942, Marie-José est interpellée. Elle a le temps de laisser, sur la table de la cuisine, le mot suivant : « Je suis arrêtée. Prévenir famille et amis. » Neuf jours après elle a 19 ans.
Une condamnation « Nuit et Brouillard »
Emprisonnée d'abord à Rennes, elle est conduite à Angers où elle retrouve ses parents. Elle est ensuite transférée à Paris, à la Santé, interrogée par la Gestapo (4), puis elle est incarcérée à Fresnes.Jugée et condamnée à mort (5) elle échappe au bourreau, sa peine étant commuée en déportation NN.
Le 26 juillet 1943, 58 femmes sont embarquées, peut-être devrait-on dire chargées comme du bétail, dans un train à destination de Ravensbrück. Parmi elles Marie-José et sa mère.
Là, sous le matricule 21706, elle est affectée à un Kommando (unité de travail forcé) où elle fabrique de petites pièces électriques pour le groupe Siemens (6). Elle s'efforce, avec d'autres, de ralentir la production des pièces par de petites astuces.
En 1944 Marie-José est transférée à la Kinderzimmer (bloc des nourrissons). Jusque-là, à Ravensbrück, les femmes enceintes mourraient avant d'accoucher, étaient avortées de façon barbare ou bien si les enfants naissaient ils étaient immédiatement tués.
Avec la débâcle les nouveaux nés sont, a priori, épargnés mais ils sont détenus dans des conditions de vie et d'hygiène épouvantables et certains ne doivent la vie qu'au dévouement des détenues affectées à cette unité.
Marie-José, qui se souvient des nourrissons roses et joufflus dont ses parents s'occupaient sur l'île de Bréhat, raconte : « Les deux pires choses que j'ai connues à Ravensbrück ce sont les « lapins », c'est ainsi que nous appelions les malheureuses qui servaient aux expérimentations nazies et les bébés (...) Ils ont l'air de vieillards. (...) Je découvre la mort quotidienne des enfants et le désespoir des mères. Mais c'est ma vocation : je dois sauver quelques vies (...) Ça a été une nouvelle résistance, mais avec si peu de résultats. » Sur les six cents enfants qui passeront dans la Kinderzimmer seuls quarante survivront !
Petit à petit, entre autres avec Germaine Tillon (7), Marie-José essaie d'analyser le monde d'horreur qu'elle a traversé. « C'est là que j'ai vu jusqu'où le système nazi peut avoir des côtés diaboliques. Ce n'est pas simplement un système politique C'est l'enfer ! »
Un engagement à vie pour les droits humains
En 1945 Marie-José et sa mère sont envoyées à Mauthausen. Le 22 avril elles sont libérées par la Croix Rouge. Elles passent par la Suisse et Annemasse et le 1er mai 1945 Marie-Josée arrive à Paris, puis c'est le retour en terre bretonne. C'est à ce moment-là que les deux femmes apprennent la mort d'Adrien à Buchenwald.
« Il faut alors tout repenser, redécouvrir, réapprendre dans ce monde (...) retrouver un sens à cette vie. » écrit Marie-José qui reprend ses études de médecine, puis épouse Henry Chombart de Lauwe, un sociologue qui a rejoint la résistance en 1942, puis une fois passé en Angleterre s'est engagé comme pilote dans la RAF. De leur union naîtront quatre enfants.
Docteure en psychologie de l'enfant, c'est naturellement à l'enfance que Marie-José Chombard de Lauwe consacre sa carrière. Elle devient directrice de recherche au CNRS, crée une commission spécialisée au sein de La Ligue des Droits de l'Homme, collabore également à la rédaction de la Convention Internationale des Droits de l'Enfant adoptée par l'ONU en 1989.
A partir de 1980 elle commence à témoigner auprès des collégiens et des lycéens de son histoire et de son expérience de déportée. Quelques année plus tard, en 2011, elle est honorée par la ville de Paimpol qui baptise de son nom son nouveau collège public.
En 1996, elle succède à Marie-Claude Vaillant Couturier (8) à la présidence de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation.
Infatigable mémoire des martyres de la peste brune, elle continue aujourd'hui encore à mettre en garde contre les dérives de l'extrême-droite et l'aveuglement qui permettrait une répétition de l'histoire.
En avril dernier à Rennes, elle mettait en garde : « Attention, soyez vigilants, le germe du mal est en train de repartir ; ne baissez pas les bras ; gardez les yeux ouverts car tout cela n'est pas fini et il faut continuer à vous engager et à vous battre pour que cette idéologie de haine cesse une fois pour toute et pour toujours ! »
Philippe KLEIN
Notes :
1 - NN : Nuit et brouillard en français. Nom de code donné aux directives des dirigeants nazis ordonnant l'arrestation, la déportation et la disparition sans traces et dans un secret absolu d'opposants, de résistants, d'ennemis ou de considérés tels au troisième Reich, qu'ils soient allemands ou non.
2 - Laisser-passer
3 - Service de renseignements de l'état-major allemand
4 - Police politique nazie
5 - Les nazis se targuaient de ne pas fusiller les femmes dans un souci d' « humanité ». Elles étaient transférées en Allemagne et décapitées ou pendues (les exécutions à la hache furent interdites par le troisième Reich à partir de 1938, la corde et la guillotine étant plus efficaces et surtout plus rapides !) ! En fin de compte il ne s'agissait là que d'une humiliation supplémentaire. Il est, en effet, plutôt considéré comme un honneur, pour un soldat, d'être passé par les armes. La décapitation et la pendaison sont des morts infamantes en général réservées aux criminels de droit commun
6 - Groupe industriel, aujourd'hui premier employeur privé d'Allemagne, Siemens puisait durant la guerre sa main d'œuvre parmi les déportés (es). Le groupe possédait même une usine au sein du camp de concentration et d'extermination d'Auschwitz !
7 - Résistante et ethnologue française (1907 – 2008). Déportée en 1943 et libérée en 1945
8 - Femme politique française, communiste et résistante (1912 – 1996) Déportée à Auschwitz puis à Ravensbrück elle fut députée de 1945 à 1958 et de 1967 à 1973.
Sources :
Corinne Renou-Nativel (La Croix 26 mai 2015)
Wikipédia
Jérôme Cordelier (Le Point 24 avril 2015)
Conférence du 9 avril 2015 aux Champs Libres à Rennes dont Breizh Femmes s'était alors fait l'écho.
Claude Hamonet (AAIHP © 1965)
Résistance Unie numéro 87
Collège Chombart de Lauwe de Paimpol