Ça paraît un peu loin désormais. C'était un jour de février ; un jour gris et froid, en attente de neige. Comme un instant suspendu dans le rien, en ces moments arrêtés où théâtres et salles de spectacles ont depuis longtemps fermé leurs portes et baissé leurs rideaux.
Un cadeau un peu teinté de culpabilité, celle d'être là, seule, face à ces deux femmes sur une scène qui n'en était pas tout à fait une, au théâtre du Cercle Paul Bert dont les gradins avaient été repliés pour laisser la place au décor. Une petite table ronde, deux chaises, une bouilloire...
Camille Kerdellant et Rozenn Fournier jouaient la Galette des Reines, leur dernier projet toujours en attente d'un public empêché par la pandémie.
Les semaines ont passé et c'est sous un soleil voilé que l'on retrouve Camille Kerdellant sur l'Esplanade Charles de Gaulle. Il fait encore un peu frais, mais quelques jeunes skatteurs s'en donnent à cœur joie. Et c'est sur fond du bruit des planches à roulettes, cachée derrière son masque, que la comédienne évoque cette longue attente qu'on lui impose. « Depuis un an, on courbe l'échine ; je suis effarée par notre obéissance ! » s'emporte celle qui avoue ce manque cruel dont elle « crève » et son incompréhension « que les manifestations soient interdites mais les supermarchés ouverts ».
« Cette année blanche est pour moi une année noire. La blancheur serait de rencontrer l'éclairage de la scène, la lumière des plateaux ; les lumières sont éteintes et c'est douloureux – confie Camille Kerdellant - Alors, je mets ma colère dans le travail. C'est une longue période de création ; on a beaucoup travaillé, beaucoup répété, mais maintenant, c'est la rencontre qui manque ! » Avec sa complice de plus de vingt ans, Rozenn Fournier, avec qui elle a créé la Compagnie KF, elle a eu tout le temps nécessaire pour peaufiner leur dernier projet commun, la Galette des Reines. Mais aujourd'hui, elles ont hâte de passer à la suite de l'histoire. « C'est terrible ce qui nous arrive – estime Camille Kerdellant – le spectacle n'est pas encore né puisqu'il n'a pas rencontré de public. C'est une énergie un peu muselée. On est devant une porte dont on n'a pas les clefs. Et on a une envie folle d'offrir cette pièce au public ! »
« On imagine même la lumière, des fenêtres ouvertes sur la rue »
Offrir, donner. C'est ainsi que la comédienne envisage de transmettre son spectacle. Et c'est bien un cadeau en effet qu'ont pu recevoir les quelques heureux-ses privilégié-es, des professionnel-les principalement, devant lesquel-les elles ont joué ces derniers mois.
Les personnages qu'elles incarnent sur scène durant cette heure de tête à tête, sont d'abord des voix. Les deux comédiennes disent avoir eu « envie de travailler sur l'oralité ». Tout naturellement, c'est donc vers des émissions de radio et des podcasts dont elles sont friandes, qu'elles se sont tournées. Elles ont sélectionné quelques témoignages de femmes, glanés sur les ondes de France Culture ou de Arte Radio, et les ont retranscrit minutieusement pour en faire un texte de théâtre.
C'est une histoire de confidences, même si derrière le micro, les oreilles peuvent être nombreuses. « Elles sont chez elles, à l'heure du thé, on imagine même la lumière, des fenêtres ouvertes sur la rue ; elles sont face à face, elles parlent et elles mangent » décrit Camille Kerdellant qui ajoute l'envie que Rozenn Fournier et elle ont eu d'une proximité nouvelle avec le public, comme une complicité dans la confidence. Elles ont alors imaginé une disposition des chaises en arc de cercle pour un public massé autour d'elles. Comme on se regroupe autour d'un poste de radio, peut-être... pour mieux entendre.
« Petits secrets inavouables livrés avec franchise et beaucoup de saveur »
Ces quelques femmes se sont confiées lors d'interviews et ont toutes en commun d'évoquer leur rapport à l'argent. Un rapport un peu particulier qui amuse Camille Kerdellant. « Ce sont leurs petits pas de côté, les petites combines de la vie pour s'en sortir mieux, ces petits secrets inavouables livrés avec une grande franchise et beaucoup de saveur » dit-elle. Il y a la jeune femme kleptomane, l'ancienne braqueuse mais aussi la bourgeoise qui entre deux macarons « vend son or comme elle vendrait des Tupperware » ! La galette qu'elles partagent n'a pas seulement le goût de la poudre d'amande, mais aussi celui des « pépettes » ou encore de la drogue.
C'est pour respecter ces femmes et leur sincérité que les deux comédiennes ont eu à cœur de conserver leur langue, familière, parfois éloignée de celle que l'on parle au quotidien, afin de « respecter la véritable source ». « Rien n'est improvisé – assure Camille Kerdellant – on a tout réécrit pour avoir le texte sur le papier et se le mettre en bouche, même si c'était un travail rudement compliqué. Mais être précises dans la maladresse, c'est tellement savoureux ! »
« J'ai beaucoup de sympathie pour les mauvaises vies »
A l'entendre, Camille Kerdellant prend beaucoup de plaisir à glisser sa voix dans ces paroles d'autres femmes dont on la sent proche. « Elles sont touchantes, elles sont aimables dans le sens où on a envie de les accompagner – dit-elle encore – On peut se moquer de leurs petits travers mais on se reconnaît aussi en elles. Toutes ces petites choses de traviole, on les comprend ! » Et d'ajouter dans un rire : « j'ai beaucoup de sympathie pour les mauvaises vies ! »
Les vraies femmes dont il est question ici, on ne les connaîtra jamais. Qui peut dire aujourd'hui, qui elles sont ? Rozenn Fournier et son amie les ont « rendues fictionnelles ». « Je ne voudrais pas leur ressembler et je n'ai pas envie de savoir comment elles sont physiquement – reconnaît Camille Kerdellant – cette fenêtre qu'elles ouvrent nous suffit, après, c'est le pouvoir de l'imagination. »
Cette imagination qu'elle convoque aussi pour redire sa souffrance d'être artiste sans public. « Le moteur s'est arrêté, mais pas le pouvoir de l'imagination ; rien n'empêchera jamais un artiste de créer. » Quand, comme elle on ressent le besoin de « se nourrir autrement qu'en allant faire [ses] courses », on attend que la Galette des Reines puisse commencer à tourner. Ses créatrices nous l'assurent, on ne doit « pas la réchauffer mais la manger fraîche ! »
Geneviève ROY
Photos : Jeanne Paturel