C'était un matin normal.
J'avais entendu craquer les marches de notre escalier de très bonne heure et aussitôt après, le bruit de la cafetière qui faisait son travail.
Je l'avais suivie de peu, lui laissant quelques minutes en solitaire pour émerger.
Elle avait le sommeil agité depuis quelque temps. La lumière de sa lampe de chevet qui filtrait sous la porte, plusieurs fois éteinte puis rallumée dans la nuit, son visage fatigué au petit matin, attestaient de ses nuits tourmentées.
Je l'avais retrouvée ce matin-là, les deux coudes sur la table, à lire son journal, comme d'habitude.
Je m'attendais aux premiers commentaires, toujours impétueux, jamais nuancés.
Mais rien, et bizarrement, au coin des lèvres, un drôle de sourire, presque serein.
"Maman, je pars"
J'avais attendu quelques secondes avant de réagir à sa phrase couperet, mais aucune autre précision ne se pointant à l'horizon, j'avais posé les prévisibles questions maternelles, les "quand", "où", "pourquoi" et "pourquoi faire".
Je n'avais pas été déçue.
"C'est aujourd'hui, parce que c'est le moment. Je verrai bien là-bas...
- Mais là-bas où?
- La Réunion
- Mais pourquoi La Réunion?
- Pour la musique et pour les gens...Pour le volcan et la mer en éruption...
- Mais tu n'y connais personne!
- C'est justement pour çà que j'y vais
- Et de quelle mer me parles-tu? Alors que tu respires au rythme des marées de notre mer d'Iroise depuis que je t'ai portée. Elle est dans ta ligne de mire à chaque moment de la journée, tu partages tout avec elle, tes moments de blues sur notre vieux bateau, ou tes envies de défi quand tu marches sur l'eau avec ta drôle de planche.
C'est elle qui t'a donné le bleu de tes yeux et le goût de ta peau.
Elle a bercé tes rêves de récits au long cours.
Elle est ton ventre, ma fille.
Et ce n'est pas elle que tu vas retrouver là-bas.
C'est une mer méchante, parles-en à nos navigateurs, et elle nourrit le requin qui t'empêchera de t'adonner à ton sport favori!"
Mais c'était peine perdue.
Quand un enfant du Finistère prépare son sac pour un ailleurs, il n'y a plus qu'à attendre qu'il revienne.
C'est ce que j'ai fait.
Mais nous nous sommes quittées fâchées et le temps a passé.
Je ne savais rien de ses galères.
Trop fière.
Elle ne m'a pas raconté ses découvertes et ses moments de bonheur.
Peur de faire mal, peut-être.
Trois ans après son départ, Gaëlle, son amie d'enfance, m'a téléphoné pour m'annoncer qu'elle partait une semaine plus tard rejoindre ma fille pour ses vacances et qu'elle pouvait se charger d'un paquet si je le voulais, à condition qu'il ne soit pas trop lourd.
Je lui ai donné une clef USB, on ne pouvait guère faire plus léger...
C'était les images de notre dernière tempête à Roscoff, avec la mer qu'on voyait lécher le parvis de l'église le soir au plus haut de la marée.
Quand la place était inondée, c'était signe d'une très grande marée associée à un très gros temps, et c'était rare.
Combien de fois n'avais-je pas pris ma Marinou dans les bras pour aller au spectacle, comme elle le disait alors.
Combien de fois ne l'avais-je pas rassurée quand je lisais la crainte dans son regard en lui affirmant que les femmes bretonnes avaient appris à respirer au rythme des marées qui donnaient les couleurs du jour, éloignaient les travailleurs de la mer pour mieux les ramener, enfin presque toujours.
Et quand, quelques années plus tard, je l'avais vue partir sur l'eau et me raconter le feu aux joues, à quel point elle se sentait plus libre sur cette immensité liquide, quand j'avais vu son visage attiré par nos ciels changeants, je m'étais dit que son bonheur était là, et pas ailleurs.
Et je l'avoue, j'en étais soulagée.
A ces images, j'avais ajouté une petite video de l'été dernier, au festival du bout du monde.
Je l'y avais emmenée dès la première édition et nous y allions chaque année jusqu'à son départ.
C'était un rituel auquel on ne dérogeait pas.
Au début, c'est moi qui lui parlait des groupes et de mes goûts musicaux et puis bientôt, c'est elle qui avait pris les rennes et qui nous concoctait notre programme.
Pour le dernier, elle semblait particulièrement chavirée par le son du Maloya...Un signe précurseur que j'avais ignoré.
Depuis, je continuais à m'y rendre sans elle, par fidélité et pour le goût de la mémoire.
J'avais aussi la volonté de continuer le fil de ma vie et effleurer celui de mes rêves, malgré tout.
Les femmes bretonnes, c'est aussi ça.
Mais c'était un décret personnel, celui du lâcher-prise, et le cœur n'y était plus...
...Elle ne m'a pas répondu.
Je n'ai reçu aucun écho à mon clin d'œil, ni sous cette forme ni par la bouche de Gaëlle qui s'est contentée d'une phrase lapidaire à son retour : " C'est compliqué..."
J'ai senti qu'elle s'apprêtait à m'importer quelques clichés grapillés pendant son séjour, une sorte de carte postale arc-en-ciel, alors j'ai coupé court.
Je n'allais pas voler des images qui ne m'étaient pas destinées.
Je n'en étais pas là.
Et j'ai continué à marcher, ma fierté en étendard et repoussant au plus loin la libre circulation de mes sentiments.
Une nuit, deux années plus tard, une terrible de nuit de décembre, le téléphone a sonné.
A deux heures trente cinq.
C'était ma fille.
Je ne reconnaissais plus sa voix secouée de sanglots.
Elle était à l'hôpital, le bébé s'était mal présenté
...Elle avait accouché
Lilian et elle avaient mis un temps fou à rejoindre Saint- Pierre depuis les écarts des Hauts
...Il y avait un homme et un futur père, enfin peut-être.
Je picorais ce peu d'informations comme je pouvais, tétanisée par la principale: mon petit enfant n'allait pas bien.
Je connaissais sa mère: pas du genre à s'affoler pour des broutilles.
" Je te passe Lilian, il faut que je parle au toubib"
Et j'ai entendu pour la première fois le son chantant de la voix de mon gendre.
Drôle de moment pour une rencontre...
Il m'a expliqué un peu plus en détails les circonstances de cet accouchement prévu trois semaines plus tard...La terre qu'ils cultivaient tous deux, la fatigue de Marine, mais son obstination à vouloir travailler jusqu'au bout, sans aucune aide extérieure...
Bon sang comme je m'en voulais!
J'aurais dû deviner...L'instinct...Et faire le premier pas au lieu de faire ma tête de brette.
La petite Arwenn était en réanimation depuis vingt-quatre heures quand j'ai pris ma décision.
Quoiqu'il advienne, je voulais connaître le visage de ma petite fille.
Pourvu que j'arrive à temps...Maudit pays si loin de ma Bretagne.
Je n'ai rien dit à personne. Je n'avais besoin d'aucune adresse pour me rendre directement à l'hôpital.
J'ai pris le taxi depuis Saint- Denis et je suis arrivée sur la pointe des pieds, la peur au ventre.
Je ne connaissais pas le nom du père, alors j'ai juste parlé d'une toute petite née avant l'heure et pour qui ça ne s'était pas très bien passé...
J'ai dû m'asseoir avant d'avoir terminé parce que j'ai lu dans le regard de l'infirmière qu'elle savait.
" Ah! La petite bretonne réunionnaise aux yeux bleus ! Vous allez pouvoir l'apercevoir dans la couveuse!"
Je ne me souviens de rien. Je crois que j'ai volé jusque là-bas et j'ai aperçu ma toute grande dans les bras du papa, qui me les a ouverts aussi très simplement.
La petiote est sortie de l'hôpital au bout d'un mois.
Un soir, Marine m'a parlé de sa fatigue, de l'envie qu'elle avait de faire découvrir son port breton à Lilian et Arwenn, du besoin aussi qu'ils avaient tous deux de continuer à se former en agriculture, et que tiens, justement, une formation allait démarrer pas loin de chez nous...
J'ai compris.
"Allez-y. Je m'occupe du reste, à condition que vos copains du coin me donnent un sacré coup de main."
Ils ne sont jamais revenus.
Enfin jamais définitivement.
Et moi je suis restée.
Définitivement ?
Je ne sais pas...
Il faut bien revenir un jour pour mieux repartir et donner du grain à moudre à notre nostalgie...
Nous sommes toutes deux Bretonnes.
Ma Bretagne, j'y ai vécu longtemps et j'y retournerai.
A l'inverse de ma fille qui est partie longtemps et y est revenue.
Nous sommes des Bretonnes d'ici et d'ailleurs, profondément, très loin dans notre intimité.
Les pieds dans la terre et les yeux accrochés aux embruns.
Je parle fort pour couvrir le bruit de mon cœur qui s'émeut trop souvent.
Elle parle doucement comme on chuchote aux poissons-nage, mais elle sait où elle va.
Elle mène sa barque d'une main sûre et son bras ne faiblit pas.
A nous deux, à nous toutes, notre pays a offert en héritage une dentelle de caractères puissamment ourlée.
C'est le berceau de mes émotions et de celles de ma fille.
Et ce soir, en pensée, je le fais doucement tanguer pour ma toute petite Bretonne de là-bas.
Armelle Le Nabasque (Finistère/La Réunion)