Premier prix concours de nouvelles 2024/2025
Enfin ! Je me suis enfuie ! J'ai déserté ma prison dorée. J'ai fui ces milliers de regards qui chaque jour me dévisageaient, me scrutaient, fouillaient mon âme. Ces milliers d'objets étranges braqués vers moi pour capturer mon image et la garder prisonnière. J'étais une jeune femme discrète. Rien ne m'avait préparée à devenir une icône, un objet d'idolâtrie, un mythe. J'ai échappé à cette existence folle que je n'avais pas choisie.
Ma vie a été si tumultueuse, parfois ! J'ai voyagé, changé de pays. Connu des hommes célèbres que j'ai ensorcelés, bien malgré moi. Ces personnages illustres m'ont retenue captive dans des palais magnifiques, des écrins luxueux. Je faisais l'objet d'une étroite surveillance.
Mais un admirateur m'a enlevée et retenue prisonnière durant des mois, avant d'être trahi par sa cupidité. La police a retrouvé ma trace, mettant fin à cet épisode rocambolesque ! J'ai dû demeurer cachée tandis qu'une guerre embrasait le monde. La paix revenue, j'ai voyagé de nouveau, entourée d'égards. Mais une part essentielle de mon existence s'est déroulée dans un palais somptueux.
Mes hôtes ont toujours pris grand soin de moi. Des spécialistes ont été dépêchés à mon chevet pour me soigner lorsque la couleur de mon teint s'est modifiée. Lorsque de fines ridules sont apparues sur mon visage, gâtant ma carnation parfaite. Ma beauté les fascinait. Ils s'inquiétaient de ses plus subtiles altérations. Mais cela ne me souciait guère. Mon exaspération, ma colère avaient d'autres sources !
Des écrivains se sont inspirés de mon histoire, pour écrire des romans extravagants. Des artistes se sont emparés de mon image. Ils l'ont multipliée à l'infini, déformée. Ils ont volé mon âme ! Ils ont fait de moi une marchandise, un objet de commerce. Il a fallu, au fil du temps, me protéger de la folie de certains admirateurs par des barrières, des parois de verre. Ce culte étrange, cette haine parfois, ces spéculations incessantes à mon sujet m'étaient devenus insupportables.
Il n'y avait pourtant aucun narcissisme chez moi. J'ai toujours cherché à établir avec les autres une relation bienveillante. A travers mon regard, mon sourire. Mais je ne pouvais empêcher les fantasmes les plus délirants, les interprétations les plus baroques. Je devais me livrer à l'imaginaire de mes adorateurs, tout en demeurant mystérieuse. Sans jamais rien livrer de mes secrets...
J'attendais ce moment depuis si longtemps ! J'ai profité de la nuit pour échapper à mes gardiens. Je me suis levée de mon fauteuil, dépliant mes bras, mes mains, mes jambes engourdies.
J'ai quitté ma loggia et ses paysages aux contours vaporeux. Il m'a fallu déjouer les systèmes de surveillance pour m'éclipser. J'ai erré dans des couloirs interminables, contemplant mes frères et sœurs de captivité, enfermés depuis si longtemps dans leur prison dorée. Je me suis perdue dans un dédale de couloirs et de salles avant de trouver une issue. Une porte donnant sur une large avenue m'a offert la liberté !
La fraîcheur de l'air m'a surprise. J'ai déploré l'étoffe légère de ma robe, ma gorge découverte exposée au froid. Je frissonnais en découvrant le décor qui s'offrait à moi. Si différent du paysage qui m'avait environnée jusqu'à présent. Je m'étais habituée à ces monts bleutés, à cette route sinueuse, ce petit pont aux trois arches, ces eaux stagnantes.
J'avais oublié ce qu'était une ville ! J'ai été séduite par la netteté des formes à la lumière du jour naissant. Par la rectitude des lignes, l'harmonie des édifices. Certains bâtiments, dans leur perfection géométrique, me semblaient peints comme un décor de théâtre.
Les machines bruyantes qui passaient à côté de moi ne m'ont pas effrayée. Mon premier admirateur, sans doute le plus inventif, aimait dessiner des plans de machineries extravagantes ! Les odeurs m'ont surprise. Je rêvais de retrouver les fragrances des jardins de mon enfance. De respirer des parfums de lys, d'herbe fraîche, une douce odeur de foin coupé. Mais l'odeur de cette ville est âcre et brûlante !
Je parcours les rues en silence, longeant les murs comme un fantôme. Je dissimule mon visage derrière mon châle. Tout le monde pourrait reconnaître mes yeux étroits et cernés, mes paupières bistres. La discrète fossette de ma lèvre supérieure, la forme de ma bouche. L'expression à la fois charmeuse et mélancolique de mon sourire. J'ai recouvert ma robe de soie verte aux reflets mordorés d'un large manteau, oublié sur un banc par l'un de mes admirateurs. J'ai dissimulé sous la capuche mes cheveux finement bouclés qui tombent sur mes épaules, le voile noir translucide qui recouvre ma tête et le haut de mon front. Je cache mes mains fines dans les manches trop longues.
J'ai une allure fantasque, étrange, hors du temps. Ce déguisement m'amuse. J'aurais pu coller une légère moustache sur ma lèvre, mais j'ai craint d'être démasquée ! J'ai toujours aimé me dérober aux regards tout en m'y exposant. Ma personnalité a longtemps fait l'objet de spéculations. Jeune femme joyeuse ou aristocrate narquoise et hautaine ? Mère comblée et sereine ou femme fatale ?
Certains ont même vu en moi un homme travesti. Peu m'importe, j'aime échapper aux clichés. Sortir du cadre. Je reste mystérieuse, insaisissable...
Je marche, mue par mon instinct. Je ne sais où me guident mes pas. Mes pieds engourdis me font souffrir. En ce jour naissant, je croise des hommes, des femmes, la plupart indifférents. Certains posent sur moi un œil vague, et détournent aussitôt le regard. J'apprécie de les voir sans être vue. J'observe mes semblables avec une douce ironie, comme je l'ai toujours fait.
Leurs vêtements me surprennent et me séduisent. Nulle trace d'étoffes précieuses, de velours, de broderies, de tulles vaporeux. Pas de corset enserrant la taille, de vertugadin élargissant les hanches. Des corps libres, souples. Je les envie, engoncée dans ma robe au lourd drapé ! Mais personne ne prête attention à ma silhouette, à mon regard amusé et à mon sourire en coin. La clandestinité me convient, et je goûte cet anonymat. Ma vigilance se relâche peu à peu.
Je m'assied sur un banc pour soulager mes pieds blessés. Je me sens dévisagée. Une sensation trop familière qui me met mal à l'aise. Une jeune femme vient s'asseoir près de moi. Nos regards se croisent. D'un geste preste, elle écarte le châle qui masque mon visage, et pousse un léger cri ! Elle m'a reconnue, prononce mon nom. Je suis inquiète.
Je tente vainement de me lever pour m'enfuir. Va-t-elle me ramener dans ma prison dorée ? Me livrer à mes geôliers ? Je me débats pour l'en empêcher. Elle me retient d'une main ferme posée sur mon bras, sans violence, et se met à parler dans ma langue natale.
Les sonorités chantent à mon oreille et m'apaisent, même si certaines expressions me sont inconnues. La jeune femme me rassure. Elle s'appelle Sophia, elle est écrivaine. Elle connaît mon histoire. Elle n'est pas surprise de me rencontrer, me dit-elle. Même auréolée de ma célébrité, maintenue à distance par mes gardiens, je lui ai toujours semblé réelle, familière, comme une amie à la fois proche et lointaine. Chaque fois qu'elle venait me voir, elle imaginait que j'allais lui faire un clin d'œil, ou tendre une main vers elle et lui parler.
La bienveillance de cette femme m'enveloppe comme un châle, apaise ma méfiance. J'ai été réduite au silence depuis si longtemps ! Les mots peinent à franchir mes lèvres desséchées. Je parviens à lui raconter ma rébellion, ma fuite. Mon désir de retrouver ma terre natale pour y mener une vie simple, discrète, loin des regards. Sophia m'écoute avec curiosité.
Elle me propose son aide pour réaliser mon projet. Elle est prête à écrire avec moi cette nouvelle page de mon histoire. Un avenir se dessine, aux contours lumineux. Je ne sais comment la remercier. Un sourire radieux illumine mon visage, creusant davantage les fines ridules de mes joues. Mais peu m'importe !
Nous marchons dans les rues qui s'animent peu à peu. Sophia m'installe dans une de ces machines extraordinaires. Nous flottons sur de longs rubans gris, plus vite que le vent. Si vite qu'un doux vertige me saisit. Le paysage m'apparaît brouillé, vaporeux, comme nimbé d'un délicat sfumato. Je me laisse emporter vers ce petit village de Toscane où je vais trouver la paix. Je sais que m'y attend une véritable renaissance.
Lorsque mes gardiens constateront ma disparition, ils lanceront des enquêteurs à mes trousses. Mais ils ne me retrouveront pas. Le monde entier se perdra en conjectures, tandis que je me cacherai dans un petit village d'Italie, avec mon sourire mystérieux.
Je m'appelle Donna Lisa del Giocondo. Demain, les journaux afficheront en gros titres : « La Joconde a disparu ! » Comme à chaque fois, vous vous précipiterez au Louvre.
Il y a quelques décennies, un artiste avait peint sur une toile un seau, une serpillière et un balai. Pour me tourner en dérision, il avait noté sur ce tableau la Joconde est dans l'escalier. Demain, vous contemplerez un cadre vide qui vous renverra votre propre reflet. Vous y croiserez votre regard éteint. Et vous lirez : « Savez-vous encore percevoir la beauté ? »
Ce sera ma dernière énigme...
Sylvie Walczak