Nouvelle coup de coeur du jury (hors concours)
« Madame,
Je vous vois souvent, parfois à la clarté éphémère des jours, juste là, devant votre fenêtre, attentive à la vie qui se passe au-dehors. Vous regardez de loin ce monde de marchands, de voyageurs, de vagabonds qui bruisse d’une énergie inconnue de vous, celle de la piétaille et de la trivialité. J’observe votre grand front penché sur votre ouvrage, les anglaises blondes qui dansent sur vos joues et le visage souvent impassible qui vous caractérise. Comme vous semblez inaccessible alors ! J’aimerais tant connaître vos moindres pensées ! Rêvez-vous d’un ailleurs dangereux et passionnant ? Ou imaginez- vous votre avenir, ici, dans cette maison, telle que vous êtes alors ? Avec des enfants peut-être ? A moins que vous ne soyez seulement la liseuse dont un peintre pourrait saisir toute la concentration ?
Quand vous lirez cette lettre, je sais que vous serez debout face à la croisée bleue ouverte, ce lieu propice au secret qui vous permettra peut-être de dissimuler ce courrier aux yeux de votre époux, s’il venait à rentrer. A votre gauche, la table, garnie de fruits, comme une invite à la gourmandise. Vous aurez remonté le rideau cramoisi qui cache la lumière et vous sépare ainsi de la réalité des hommes, ouvert la lourde tenture jaune qui cache votre lit. Votre image gracieuse et douce se reflétera alors dans la vitre, comme votre double, celui qui peut-être est fait de regrets et de chagrins non-dits. Car qu’en est-il, Madame, de votre mariage ? Aimez-vous votre époux ? Que savez-vous de lui d’autre que ce qu’il vous dit ? Le croyez-vous honnête, gentil, prêt à tout pour vous plaire ? Les robes et bijoux que votre rang exige comblent-ils votre vie ? En un mot, êtes-vous heureuse, Madame ?
J’aimerais que vous le soyez, par ma faute ou ma grâce, que vous riiez de joie quand vous me rencontrez, que votre joue se colore de rose, que votre poitrine ronde s’anime d’émoi.
Je vous aime, Madame, pour votre calme doux, vos gestes harmonieux, votre grâce indicible, votre pudeur de bon aloi quand parfois vous croisez mon regard.
Vous ne pouvez pas dire à l’instant qui je suis. Mais un jour, Madame, vous me reconnaîtrez car, dans ma main ouverte, brillera une pierre bleue. Et vous saurez alors.
Celui qui vous adore. »
Béatrix Van de Von repose d’un geste lent la mystérieuse missive. Bien sûr elle ne peut savoir qui est cet inconnu. La lettre lui a été remise par un domestique sans qu’aucune émotion n’ait pu faire accroire rien d’extraordinaire. Une lettre de plus pour elle, pareille à celles qu’elle reçoit de sa mère chérie, exilée à Paris.
La rue s’est animée de cris et de voix fortes qui invitent à la vie : ici le sabotier tape sur le bois ; là la marchande de fleurs vante ses tulipes ; plus loin le rémouleur fait chanter le métal et le ramoneur annonce sa venue. Béatrix sortirait bien : elle enfilerait son mantel de taffetas mordoré, rabattrait sur sa tête la large capuche. Elle irait par les ruelles pavées, humant un air de liberté, cherchant à croiser un regard entendu.
Mais Béatrix est troublée. De qui est ce courrier si intime ? Quel est l’homme qui l’observe ainsi du dehors ? Elle reprend la lettre, en lisse la page d’un air absent. Puis s’assied sur le lourd siège disposé sous la fenêtre, presqu’émue, surprise mais aussi agacée, comme si son intimité était outragée : quelqu’un l’observe, tente de pénétrer son âme. Elle relit les mots qui à la fois l’enchantent et lui font si peur, tentant de deviner.
Il y a bien ce voisin empressé qui un jour l’a saisie par le bras, pensant qu’elle allait tomber et en a profité pour caresser la rondeur de sa poitrine tendue de satin. Elle avait fui prestement et comme il avait ri ! Il riait d’ailleurs chaque fois qu’il la voyait à moins qu’il ne lui glisse un clin d’œil effronté.
Ou cet autre aperçu un jour, au traverser du pont : bel homme svelte et racé qui lui avait souri d’un air gourmand, lui glissant quelques mots qu’elle n’avait pas saisis. Elle avait frémi devant tant d’audace mais s’était malgré tout sentie honorée d’avoir éveillé chez un homme, un peu de la galanterie dont son mariage est désormais exempt.
A moins que Jean Werther, ami de son mari, qui sait frôler parfois sa main d’un air goguenard ou sous-entendre fort habilement son goût pour elle ? Le tapissier, par bonheur, est parti en France, rejoindre ses ouvriers qui travaillent pour le roi.
Alors qui ? Qui d’autre ? Un inconnu qu’elle n’a pas remarqué ?
Le plus terrifiant, c’est cette incertitude. Se savoir épiée, observée, emprisonnée dans le regard d’un autre, voilà qui lui fait perdre toute contenance. D’un geste brusque, elle ferme la fenêtre, laissant la chaleur de l’été envahir le logis. Elle s’effondre sur le lit couvert d’une tapisserie, s’efforce de garder son calme, d’apaiser son cœur qui bat la chamade. Doit- elle informer son mari ? Lui montrer la lettre maudite et voir revenir ainsi la mine renfrognée et chafouine qu’elle craint tant ? Lui si doux aux fiançailles, si sombre peu après, même si aujourd’hui, il semble plus affable.La porte claque. Mon Dieu, le voilà.
Béatrix dissimule la lettre dans son corsage, se lève et rouvre vivement la fenêtre.
- Madame.
- Monsieur.
- Avez-vous passé une bonne journée ?
- Je crois, oui. Le temps a passé vite. Il fait si beau ce soir !
- Oui, il fait beau. Mais vous êtes pâle, Madame. Que se passe-t-il ? Etes-vous souffrante ?
- Non, Monsieur. Je vais bien.
- Peut-être la chaleur ?
- Ce doit être cela.
- On me dit que vous avez reçu une lettre.
- Une lettre, Monsieur ? De ma mère je pense.
- Vous pensez ! Quelque réponse surprenante !
- C’est que… (elle se reprend) Ma mère ne va pas bien. Il faut que j’aille la voir.
- Eh bien, allez-y. Puisqu’il le faut.
- Et vous, Monsieur, qu’avez-vous fait ?
- J’ai travaillé, beaucoup et beaucoup réfléchi. J’ai rapporté ceci. Pour vous.
Il ouvre alors la main. Au cœur de cet écrin de chair repose une pierre bleue.
Odile Anizet