Que nous le voulions ou non nous sommes tous complices du silence qui entoure les cas d'inceste. Voilà, ce que dit Dorothée Dussy, anthropologue, qui a entrepris une longue étude sur l'inceste et ses conséquences que se soit pour les enfants abusés ou pour leurs abuseurs qu'elle est allée rencontrer en prison notamment dans plusieurs centres pénitentiaires de la région Ouest. Elle a publié un premier ouvrage voilà un an. Elle espère que son travail aura un rôle de révélateur et attend des pouvoirs publics des campagnes d'information de grande ampleur sur ce thème. Pour elle, il n'existe qu'un remède : libérer la parole.
En février 2013, l'anthropologue Dorothée Dussy publiait Le berceau des dominations – anthropologie de l'inceste, livre1 (éditions La discussion).
Chercheuse au CNRS, Dorothée Dussy a écrit plusieurs ouvrages explorant l'articulation entre le secret, le non-dit et les pratiques sociales. Elle a aussi coordonné l'ouvrage L'inceste, bilan des savoirs. Pour le premier volume du Berceau des dominations, elle est allée enquêter auprès des incesteurs incarcérés. Et à partir de la série d'entretiens qu'elle a effectués auprès d'eux, elle décortique la mécanique incestueuse. C'est dans une écriture accessible, teintée parfois d'humour, qu'elle nous invite à une remise en question radicale de nos présupposés.
Après avoir lu le premier volume, nous avons souhaité en savoir davantage ; les deux prochains ouvrages seront consacrés aux incesté-es et à la justice.
Vous avez une formation d'anthropologue, vous débutez une trilogie sur l'inceste avec un premier volume consacré aux incesteurs. Pourquoi et comment est né ce projet d'étudier l'inceste ?
Dorothée Dussy - Au départ c'est un projet banal ; "l'interdit de l'inceste" est une notion constitutive de la parenté qui est un dossier phare de l'anthropologie. La nouveauté, c'est d'avoir abordé l'inceste à partir d'une approche empirique. C'est-à-dire : non pas étudier la variété des systèmes de parenté et des configurations familiales qui veillent à interdire l'inceste dans les sociétés humaines, mais changer le point de départ du raisonnement. Je suis partie de la vie réelle où, de façon assez banale, des petites filles et des petits garçons vivent des abus sexuels dans leur famille. J'ai cherché de la documentation et j'ai constaté qu'il existait énormément d'enquêtes statistiques permettant de chiffrer le nombre d'enfants incestés ; c'est ce qui permet d'affirmer que l'inceste est une pratique relativement courante. Ensuite, j'ai simplement suivi le fil : j'ai engagé des enquêtes ethnographiques auprès de gens qui avaient été incestés, ou incesteurs, ou les deux, et j'ai essayé de décrire ce qu'est l'inceste dans la vie réelle, c'est-à-dire une machine à broyer.
Quelle découverte vous a particulièrement marquée et surprise dans cette première partie de votre recherche, faite auprès d'incesteurs incarcérés ?
D.D. - Deux choses : d'abord, la banalité des gens que j'ai rencontrés. J'ai été saisie par le fait que si nous avions été en dehors de la prison, par exemple avant le procès et l'incarcération, rien ne m'aurait permis de comprendre, ou de sentir, ou de réaliser, que ces hommes avec qui je discutais avaient eu des rapports sexuels avec un, ou plusieurs, enfant(s) de leur famille. En tous cas pour la majorité d'entre eux. La surprise, c'est précisément l'absence de différence visible entre eux et moi, ou entre eux et vous. L'inceste est invisible.
La seconde découverte, celle-ci étant objectivement une découverte de l'enquête, c'est l'idée que dans une famille, l'inceste survient dans un contexte où il est déjà là. Au moment où je rencontrais les incesteurs,
et aussi les incestés, il y avait déjà de l'inceste dans leur famille à la génération qui les précède, et aussi à celle d'avant. La grande surprise, c'est d'avoir découvert que l'inceste, et les relations érotisées, les relations d'évitement, de dégoût, l'aveuglement sur les pratiques incestueuses, la surdité familiale, s'apprennent par mimétisme au sein de la famille.
Prouver la banalité des violences comporte parfois le danger de banaliser ces violences, et votre approche profonde, ironique et parfois crue, permet d'éviter ce travers : on n'en sort pas indemne. Votre travail oblige à poser un regard critique sur la société, sur sa propre famille et sur soi. Il facilite la révélation des incestes. L'aviez-vous pensé ainsi ? Quels effets souhaitez-vous avoir sur vos lecteurs et lectrices ?
D.D. - J'ai déjà quelques retours de lecteurs, surtout de lectrices – incesté-e-s et magistrats ayant eu à instruire des dossiers d'inceste – qui m'ont dit que le livre leur avait permis de mieux comprendre certaines situations familiales, ou certaines ruptures inexpliquées dans les relations familiales entre oncles, tantes, parents, enfants. J'ai fait ce livre dans l'idée que le savoir produit aiderait les gens à réfléchir sur eux-mêmes ou sur leur famille, aiderait les professionnel-les de la justice, du travail social, de la santé mentale, à améliorer leurs interventions. Je suppose que c'est assez banal aussi : quand on est chercheur-e, on croit que l'amélioration des connaissances sur une question donnée permettra à chacun de mieux l'appréhender. Mais honnêtement, par lucidité plutôt que par modestie, je ne pense pas que mon livre puisse avoir beaucoup d'effet, précisément parce que nous sommes tous socialisés dans un ordre social qui repose sur le silence sur les pratiques incestueuses. Que nous le voulions ou non, nous sommes tirés vers le silence sur l'inceste.
Vous avez travaillé dans une association d'aide aux victimes d'inceste ; selon vous, suite à cette expérience et à votre recherche, quels axes devraient être prioritairement mis en œuvre et défendus par les groupes militants ? Par les pouvoirs publics ?
D.D. - Tout ce qui peut permettre d'entamer le système du silence, à l'échelle des individus, des familles et de la société, doit être encouragé.
Premier axe à mettre en œuvre par les pouvoirs publics : il faut réfléchir à un moyen d'informer les enfants incesteurs et les adultes incesteurs sur le fait que la sexualité avec quiconque est âgé de moins de quinze ans (la majorité sexuelle) est une infraction grave. Dans toutes les familles où il y a de l'inceste, les incesteurs savent très bien que l'inceste est interdit, que le viol est interdit, qu'abuser de son enfant est interdit. Les incesteurs contournent l'interdit, et contournent la mésestime d'eux-mêmes, en utilisant d'autres mots ("les bêtises", "ça", "faire l'amour"), ou aucun mot, pour définir ce qu'ils font avec l'enfant. En entreprise, dans l'espace public par voie d'affichage, à la télévision, il faut informer les adultes et les enfants, en évitant les périphrases et en communiquant sur l'idée qu'une situation ou un geste avec un mineur qui provoque une excitation sexuelle chez l'adulte, est interdit.
Deuxième axe : il faut responsabiliser davantage tous les adultes, et pas seulement dans les familles où il y a de l'inceste. Nous avons tous - c'est statistiquement inévitable - connu des gens, collègues, amis, compagne ou compagnon, qui nous ont fait part d'une histoire d'inceste, qui les a concernée directement ou qui a concerné des proches. Si nous arrivions à dépasser notre gêne (légitime) pour en reparler, poser des questions, amener la personne qui nous en parle à aller questionner sa famille et révéler l'inceste, nous aiderions à faire circuler la parole sur l'inceste, et peut-être nous permettrions de prévenir d'autres incestes. Les révélations d'inceste sont souvent faites incidemment, sans qu'on réalise vraiment qu'on vient de nous révéler une situation d'inceste. Les personnes qui révèlent l'inceste à leur entourage, que ce soit au fil d'une conversation qui n'a rien à voir, ou quand elles racontent une période de leur vie, parviennent à le dire mais à étouffer la révélation dans l'œuf. Et nous ne les accompagnons pas dans la révélation, parce que nous sommes gênés. Nous devrions tous être
responsabilisés davantage.
Troisième axe : favoriser la circulation de la révélation d'inceste dans la famille incestueuse, pour prévenir d'autres incestes dans la famille. De nombreuses études menées au Québec et en Amérique du nord montrent
l'efficacité de la parole pour prévenir les récidives d'inceste et de violence domestique. Je schématise mais grosso-modo, on sait que si on rassemble les membres de la famille et qu'on dit, publiquement, devant tout le monde : untel a incesté untel, ou bien, untel bat sa compagne, ses enfants, alors les violences ne sont pas reconduites car on est sorti du système silence. Ce qui, au passage, bat en brèche la notion de pulsion, qui peut être totalement inhibée dès lors que les infractions sont étalées au grand jour.
J'imagine que vous avez écrit ce premier volume avec l'idée que des incesteurs incarcérés le liront. Quels effets souhaitez-vous provoquer chez eux ?
D.D. - Je souhaite provoquer chez eux le même effet que chez d'autres lecteurs. Les incesteurs ne sont pas des gens 'à part'. Les incesteurs ne sont pas les seuls à considérer implicitement qu'une partie de la population est sexuellement à leur disposition. Je n'incrimine personne parce que tout le monde concourt à reproduire invariablement cet état de fait ; les femmes, en ayant intériorisé qu'être belle et féminine passe par la capacité à séduire les hommes ; et les hommes, en ayant intériorisé l'injonction à la performance sexuelle qui fait d'eux des hommes, des vrais. Dans un registre socialement très institutionnalisé, la prostitution est une autre scène où une partie de la population est à la disponibilité sexuelle d'une autre. Le client est roi, c'est le principe du commerce. C'est exactement dans la même logique que l'incesteur 'se sert' dans sa famille, et, moyennant une rétribution qu'il détermine lui-même (des cadeaux, un peu plus d'attention, un moment de gentillesse), il se sent autorisé à prendre comme objet sexuel un enfant de la famille.
Une partie de la gauche libertaire considère que l'abolition du statut de mineur permettrait de répondre aux violences sexuelles âgistes. Le raisonnement un peu résumé consiste à dire que sans catégorisation adulte-enfant, non seulement on facilite la "puissance d'agir" des jeunes mais en plus on expulse la notion de pédophilie et d'inceste, pour encourager la liberté dans les rapports amoureux et sexuels contre la morale puritaine, familialiste, âgiste. Qu'en pensez-vous ?
D.D. - C'est un raisonnement qu'il est très difficile de contrer, les pro-pédophiles contestant tous les arguments en brandissant la responsabilité délétère de la morale sociale opposée à la libéralisation de la sexualité avec des enfants. Ce discours pro-pédophilie a coûté la vie à des tas d'adultes, anciens enfants 'partenaires' sexuels de
pédophiles et qui n'ont pas supporté l'expérience dépersonnalisante et déshumanisante d'être un objet sexuel. Il faut être très clair à ce sujet : ni en France, ni ailleurs, je n'ai jamais lu, jamais entendu, jamais rencontré quelqu'un qui pouvait témoigner que la sexualité qu'il avait vécu enfant était sans conséquence néfaste sur sa vie adulte. Les bibliothèques sont pleines de témoignages allant dans le sens radicalement contraire. Même les enfants ayant grandi dans les années soixante-dix dans des milieux sociaux libertaires et intellectuellement
favorables à la pédophilie témoignent de l'horreur rétrospective d'être le "partenaire" sexuel d'un adulte. Les pro-pédophiles sont de mauvaise foi et mentent ; il faut garder cela en tête.
Propos recueillis par Yeun L-Y
A lire également « Une justice masculiniste : le cas des affaires d'inceste » sur le blog scenesdelavisquotidien.com
Voir le spot de la campagne du Collectif féministe contre le viol
Sur le même sujet : un livre vient de paraître au Canada et sera prochainement disponible en France.