Dans quelques semaines, chacune reprendra sa vie. Pour Luana Corbé ce sera le temps de valider sa formation en alternance et de mettre fin à son premier vrai projet ; pour l'instant, elle ne sait pas si elle poursuivra une mission au sein de l'association.
Pour les femmes qui ont participé à « Danse à Maurepas », le quotidien reprendra ses droits avec les soucis à gérer, le travail ou la formation à trouver, les enfants à élever...
Pourtant, tout ne sera pas fini. Car gageons que de cette expérience chacune sortira différente. La jeune professionnelle aura acquis des compétences et les jeunes femmes du quartier seront moins isolées ; peut-être même que des liens survivront.
Auquel cas, le pari de Keur Eskemm sera gagné !
Au départ de cette belle histoire il y a Luana Corbé. La jeune femme a d'abord participé au Laboratoire Artistique Populaire (LAP), proposé l'an dernier comme chaque année par l'association rennaise Keur Eskemm. Puis, elle a souhaité s'engager dans une formation en alternance pour devenir coordinatrice de projets socio-culturels et c'est tout naturellement qu'elle a eu envie de rester chez Keur Eskemm, de l'autre côté du casting cette fois-ci.
Parce que la discipline lui plaisait et qu'elle avait accroché au vol quelques demandes dans ce sens formulées par des habitantes du quartier de Maurepas où est installée l'association, elle a imaginé un projet autour de la danse. Un diagnostic de territoire lui a confirmé que nombre de jeunes femmes vivent ici dans un certain isolement. « Elles sont jeunes mamans, souvent seules avec leur.s enfant.s, peu disponibles car il leur faut à chaque fois trouver un mode de garde et que ça engendre des frais » analyse Luana qui conclut que pour ces jeunes femmes il peut être difficile de « trouver la légitimité pour rentrer dans un collectif artistique ».
« Si on leur demande
de quoi elles ont besoin pour s'épanouir
(…) on se heurte à un blocage »
Si l'association Keur Eskemm a posé ses valises dans le quartier de Maurepas depuis quatre ans, ses propositions s'adressent à tous et toutes les jeunes rennais.e.s de dix-huit à trente ans. Son nom, métissage du breton et du wolof signifie « la maison de l'échange » et dit assez bien les objectifs des créateurs : « promouvoir des valeurs de solidarité et de partage à travers l'initiative de projets créatifs, innovants et expérimentaux » avec une visée « d'inclusion sociale ».
« Un quart des participant.e.s au LAP est issu de Maurepas – explique Luana – mais ce sont surtout des jeunes hommes ; c'est beaucoup plus difficile de toucher les femmes » Si elles arrivent à s'organiser quand il s'agit de travailler, pour les loisirs, c'est plus compliqué. « Elles ont de l'ambition pour trouver une formation ou un emploi – dit encore Luana – mais si on leur demande de quoi elles ont besoin pour s'épanouir, s'émanciper ou prendre du temps pour elles, on se heurte à un blocage. Elles se cantonnent à leur statut de mamans et à l'environnement domestique ! »
Pour une dizaine d'entre elles, Luana a pris les choses en main. Rencontrées dans le quartier ou adressées par la Mission Locale, elles ont rejoint un groupe qui durant quelques mois, une fois par semaine, leur a permis de faire du lien avec d'autres femmes du même âge, dans des situations semblables ; « des femmes qui leur ressemblent ».
« Ça m'a profondément touchée
qu'enfin une personne pense à nous (...)
invisibles dans notre quotidien »
Si la danse est au cœur du projet en partenariat avec trois chorégraphes qui ont alterné les initiations à différentes techniques – tango, danse africaine, contemporaine ou américaine des années 70 – c'est surtout un prétexte pour « affirmer sa féminité, retrouver estime et confiance en soi ». Avec la présence d'une doula, d'une sophrologue ou encore le tournage d'un clip vidéo, les objectifs de Luana se conjuguent. « Les pratiques – dit-elle – se combinent pour les mettre à l'aise avec leur corps. Pour certaines, après les grossesses, c'est un rapport difficile ».
Si quelques-unes ont abandonné le projet en cours de route, c'est parce qu'elles ont trouvé du travail ou une formation. Normal, estime Luana pour qui son action doit aussi servir de tremplin. Les autres auront mené la danse jusqu'au bout. A l'image de Fatma qui témoigne : « ça m'a profondément touchée qu'enfin une personne pense à nous, jeunes femmes et jeunes mères, invisibles dans notre quotidien, avec beaucoup d'aspirations mais peu de moyens pour les atteindre ».
Et comme Luana a tout prévu, les mamans disposent aussi d'une garderie pour les plus jeunes enfants aux heures de rencontres fixées en après-midi quand les plus grands sont à l'école. « Une petite révolution – poursuit Fatma – nos enfants étaient entre de bonnes mains et nous avions un petit temps pour nous avec d'autres femmes tellement différentes de nous et en même temps tellement semblables, dans un cadre respectueux de la singularité de chacune ».
« Le bien que leur a fait cette expérience,
même s'il est minime,
sera bénéfique aussi pour leurs enfants. »
Bientôt l'année associative s'achèvera avec l'arrivée de l'été. Luana, de son côté, aura terminé son année et demi de formation en alternance et pourra commencer une vie professionnelle dont elle a pu valider la pertinence au sein de Keur Eskemm.
« Personnellement, ce projet m'a aussi apporté beaucoup. C'est le premier métier qui me plaît vraiment et je suis très fière de la réussite du projet – confie-t-elle –Je commence à percevoir un certain épanouissement chez les participantes ; le bien que leur a fait cette expérience, même s'il est minime, sera bénéfique aussi pour leurs enfants. »
Luana a croisé l'autre jour deux des jeunes femmes faisant les boutiques en ville avec leurs enfants. Une complicité née des ateliers et qui en dit long sur la suite. Même si elles ne viennent plus danser, elles sauront, estime la jeune coordinatrice « qu'on est une référence dans le quartier et qu'elles peuvent venir nous voir si elles ont besoin ».
Fatma ne dit pas autre chose, évoquant les fous rires et les larmes qui ont donné corps à ces rencontres. « Ça m'a permis – dit-elle – de faire un pas de réconciliation avec mon corps, ma féminité, ma sensualité. C'est venu m'aider à restaurer quelque chose en moi, me révéler une force que j'ignorais. Aujourd'hui, c'est ce groupe de femmes qui me porte, cette tribu invraisemblable pour laquelle je suis tellement reconnaissante ! »
Geneviève ROY