En France, chaque année près de 150 femmes meurent sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint, soit environ une femme tous les 2 jours et demi. Mais combien, sans y perdre la vie, subissent au quotidien les violences conjugales ?
Depuis trente ans, à Rennes, l'ASFAD ouvre ses portes à toutes celles qui veulent échapper, l'espace de quelques jours ou définitivement, à l'emprise d'un compagnon violent.
Seules, mais souvent accompagnées de leurs enfants, elle trouve l'hébergement et l'oreille attentive dont elles ont besoin. Pour elles, commencent alors le travail de reconstruction.
Hubert Lemonnier, chef de service, et Virginie Thoby, éducatrice spécialisée, répondent aux questions de BREIZH FEMMES.
Qui sont les femmes accueillies par l'ASFAD ?
Il y a trente ans, il n'y avait que trois structures qui accueillaient des femmes avec enfants pour toute la France, dont celle de Rennes. La première famille qui a été accueillie ici venait de Lille. A ce moment-là, les femmes changeaient complètement d'environnement ; quand elles étaient victimes de violence, elles pouvaient se retrouver très éloignées de leur famille.
Aujourd'hui ce n'est plus le cas ; chaque département possède ses propres structures. Nous avons encore parfois des demandes des départements limitrophes, autres départements bretons ou Mayenne, mais rarement.
Quelquefois, le besoin d'éloignement est souhaité ou il ressort de notre évaluation. Quand une femme arrive on se donne quinze jours pour faire le point ; pour beaucoup c'est la première fois qu'elles ont affaire à un service social donc le plus important d'abord c'est de les protéger, de les laisser s'installer et le lendemain il leur est proposé de rencontrer un professionnel de l'urgence qui fait le point avec elles sur le processus de violence, l'ancienneté des faits, les types de violence, la présence ou pas des enfants, si elles ont des relais, quelqu'un de proche qui a connaissance de cette violence ou pas ; et on essaie de mesurer la capacité qu'elles ont à faire face, à rebondir soit à partir de leurs capacités personnelles soit à partir de leur réseau, de leur environnement.
Au bout de quinze jours, il faut trouver une solution de sortie de l'urgence. Alors, on a plusieurs possibilités, soit la femme fait le choix du retour au domicile, soit elle fait le choix d'une séparation et dans son réseau elle a une personne qui peut l'accueillir par exemple dans sa famille ; s'il n'y a pas d'autres possibilités, elle formule une demande pour rester au CHRS.
On a parfois des femmes qui arrivent ici dans des moments de crise très grave et qui ne sont pas préparées dans leur tête à se séparer. Celles-là souhaiteront rentrer chez elles une fois que la crise se sera calmée. Et puis, on a aussi des dames pour qui cette crise-là était un déclencheur et qui ne veulent pas retourner. Ce n'est pas toujours clair ; elles n'ont pas toutes envie de partir, elles sont tellement prises par une violence qui s'installe sur du long cours, qui dure depuis longtemps, qui est montée petit à petit, qu'elles ne se rendent pas toujours compte que ça devient vraiment compliqué avec leur conjoint. On a des dames qui font comme ça des allers retours jusqu'à ce qu'elles atteignent leur point de non retour et qu'enfin elles se disent : ce que je vis c'est de la violence conjugale et je refuse de vivre ça plus longtemps.
Parfois, les femmes utilisent cette mise à l'abri de façon calculée ; c'est une façon pour elles de dire : je t'ai dis que j'allais partir, tu vois, je peux le faire ! L'objectif est de faire changer l'autre. Elles viennent ici trois ou quatre jours et puis elles décident de rentrer au domicile et c'est dans le couple que ça se joue. Mais c'est rarement la solution ; ça peut temporiser quelque temps mais c'est rarement un conducteur de vrai changement.
Quelles sont les missions de l'ASFAD ?
D'abord simple association composée de bénévoles qui venaient en aide aux femmes battues, l'ASFAD s'est progressivement professionnalisée pour devenir ce qu'elle est aujourd'hui en 1983 avec maintenant environ 80 salariés, majoritairement des travailleurs sociaux.
Nos activités sont principalement la mise à l'abri des femmes victimes de violences conjugales. C'est notre cœur de métier, c'est notre histoire. Et ça se traduit toujours aujourd'hui par l'accueil en CHRS et depuis moins d'un an par un accueil de jour.
En lien avec l'hébergement des femmes, l'ASFAD travaille sur les autres problématiques associées notamment l'insertion professionnelle, l'emploi, la garde des enfants. Nous avons aussi repéré pour certaines des difficultés liées à la relation mère/enfant ; elles sont alors prises en charge dans un centre maternel autonome adossé au CHRS.
Nous avons un service d'insertion socioprofessionnelle qui aide les femmes hébergées à revenir vers l'emploi soit par des activités en interne dans des ateliers, soit par des stages et des activités à l'extérieur.
Pour les enfants, nous avons une crèche multi-accueil de 45 places dont 11 réservées aux femmes hébergées chez nous qui est aussi un équipement de quartier avec une vraie mixité autour de l'origine sociale des enfants ; les mamans hébergées au CHRS, quand elles vont chercher leurs enfants, côtoient les autres parents du quartier et ça c'est vraiment très intéressant.
Notre équipe est mixte ; l'accompagnement est peut-être habité de manière différente par une femme ou un homme mais ça ne pose pas de problèmes. Au contraire, la présence d'hommes est intéressante parce qu'elle permet aux femmes de rencontrer des hommes posés, qui les valorisent, qui leur parlent avec respect ; des hommes qui pensent que la violence d'autres hommes est inacceptable. Ça leur permet de se rendre compte que tous les hommes ne sont pas bons à jeter.
Et pour les enfants aussi, c'est important de pouvoir parler du papa ; un homme qui agit avec violence n'est pas forcément un monstre. Et les enfants ont besoin d'entendre que leur papa fait des choses interdites mais que c'est toujours leur papa et qu'ils ont aussi des choses à vivre avec lui.
Quand les femmes quittent l'hébergement d'urgence, on est très heureux, un peu comme un médecin qui voit ses patients dont la douleur a disparu. Pour nous, ce sont des femmes qui retrouvent l'estime d'elles mêmes, parfois la capacité à envisager une nouvelle vie de couple. Elles sortent d'une position de victime pour passer à une position de responsabilité avec des effets sur tous les plans de leur vie notamment professionnel.
Quelles évolutions constatez-vous depuis trente ans ?
Dans le public accueilli, il y a peu d'évolutions, à part l'apparition de nouvelles façons de faire couple notamment nous recevons un certain nombres de femmes qui viennent de couples mixtes.
Il y a aussi maintenant une multitude de façons de se rencontrer ; des femmes qui ont rencontré leurs conjoints via Internet ; la vie réelle ce n'est pas de la fiction. Parfois, des rencontres qui se font sous cette forme-là donnent lieu à des mariages qui rapidement se dégradent et la violence apparaît.
Ce qui a le plus changé depuis trente ans, c'est l'environnement. Avant, les femmes étaient très seules. La société ne leur permettait pas d'envisager la séparation. Aujourd'hui on a des dispositifs, des campagnes médiatiques, des communications nationales pour dire que c'est inacceptable ; il y a un discours sur les violences faites aux femmes qui permet à des femmes de réagir ; certaines ne viendront jamais jusqu'à nous d'ailleurs. Dès la première gifle, elles partent et tant mieux !
Ces dernières années, le partenariat aussi a beaucoup changé. Il y a maintenant des réseaux très forts, très organisés ; une femme qui fait appel est accompagnée par des professionnels compétents. Elle va pouvoir trouver du soutien jusqu'à l'hôtel de Police ; il y a par exemple un assistant social en poste à l'hôtel de Police de Rennes dont la mission première est l'accompagnement des femmes victimes de violence qui viennent déposer plainte. La formation des différents professionnels a beaucoup avancé et nous sommes nous-mêmes souvent sollicités pour contribuer à la formation d'infirmières, de policiers, etc.
Il y a une vraie politique publique de lutte contre les violences faites aux femmes et une information largement diffusée auprès des femmes dans les endroits qu'elles fréquentent ; elles ont ainsi la possibilité de se présenter elles-mêmes pour trouver de l'aide. Sur tout le territoire on a des dispositifs cohérents, des possibilités de mise à l'abri et le numéro d'appel 39 19.
Quelle place pour les enfants et les hommes à l'ASFAD ?
La particularité de l'ASFAD est de recevoir beaucoup d'enfants et notamment certains qui ont été victimes ou exposés à la violence. Des situations que nous retrouvons maintenant avec l'accueil de jour qui est ouvert depuis début janvier.
A Rennes, la plate-forme départementale permet aux femmes de trouver de l'aide et des conseils pour des besoins spécifiques : des conseils juridiques auprès du CIDF, un soutien dans le cadre d'un dépôt de plainte auprès de SOS victimes ou du Planning Familial ; mais tout cela est destiné aux femmes et parfois les enfants accompagnent leurs mamans sans que leur propre situation ou leur parole soient prises en compte. Notre accueil de jour donne cette possibilité à des femmes qui ne sont pas hébergées, qui sont parfois dans des premières démarches d'exploration de leur situation, de venir avec leurs enfants qui sont aussi pris en compte. Ils sont toujours très présents au cours des entretiens que se soit dans nos échanges avec leurs mamans ou par une présence physique.
Le CHRS dispose de 200 places agréées ; nous hébergeons entre 180 et 200 personnes dont 60% d'enfants. C'est vraiment une population importante. Chaque maman a un référent et les enfants sont aussi pris en compte dans l'accompagnement qui est proposé notamment pour leur permettre de se déresponsabiliser car souvent les enfants se reprochent de ne pas avoir pu empêcher la violence, de ne pas avoir réussi à protéger leurs mamans.
A l'ASFAD, nous pouvons aussi avoir une certaine prise sur les conjoints puisque aujourd'hui avec les moyens de communication ils savent très rapidement que leurs femmes sont chez nous ; ils font en sorte de se voir à l'extérieur ou ils se téléphonent. Donc, les femmes ont la possibilité de rester en lien avec eux. En revanche, les hommes n'ont jamais accès à nos appartements mais nous avons des salles d'accueil qui peuvent servir de lieux de médiation. Si la femme hébergée estime qu'il y a trop d'insécurité pour recevoir monsieur seule, l'entretien peut être médiatisé, c'est-à-dire avoir lieu en présence d'un professionnel ou en laissant la porte entrouverte avec quelqu'un à proximité. Et si une femme reste ici et envisage une séparation va se poser rapidement la question des enfants puisque le père des enfants qui a l'autorité parentale conjointe se trouve alors privé de l'exercice de son autorité parentale. En cas de couples mixtes, il arrive que le père soit d'origine étrangère et qu'il menace de partir avec les enfants ; nous avons un partenariat important avec le CIDF qui propose gratuitement l'accompagnement d'avocats.
Un problème reste important à nos yeux c'est la prise en charge des hommes violents. Jusqu'en 2009, l'ASFAD avait un service destiné aux hommes avec une aide gratuite à la fois sociale et psychologique mais faute de moyens, nous avons été obligés de le fermer et il n'y a pas d'équivalent à Rennes. Un homme aujourd'hui qui prend conscience de sa violence a peu de possibilités d'y remédier sauf s'il a les moyens d'aller consulter un psychologue libéral et encore il n'est pas sûr de trouver un psychologue qui soit au fait de la problématique des violences. Une association s'est créée sur le département mais elle travaille seulement dans le cadre judiciaire, c'est-à-dire qu'elle ne s'adresse qu'à des hommes pour lesquels une plainte a été déposée pour actes de violence et qui sont contraints par la justice à suivre un stage de citoyenneté pour changer leur comportement. C'est dommage parce qu'à l'accueil de jour on peut recevoir des femmes qui sont encore en couple et qui n'envisagent pas la séparation ; ce serait intéressant que les conjoints puissent aussi de leur côté être accompagnés. Quand une femme vient nous faire appel et que son conjoint s'en rend compte et nous appelle également, ce serait bien de pouvoir lui répondre : allez dans cet espace-là, il y a quelqu'un qui va vous entendre et vous recevoir. Ne plus pouvoir accueillir nous-mêmes les conjoints violents, ça nous a fait perdre une certaine objectivité dans la prise en charge des violences conjugales.
Propos recueillis par Geneviève ROY
Ne laissez pas la violence s'installer, réagissez : www.stop-violences-femmes.gouv.fr