Le taux d'obésité en France a doublé en quinze ans, portant le nombre de personnes concernées à 10 millions. 80 % des Françaises font un régime au moins une fois par an. Une femme obèse a huit fois moins de chances qu'une autre de trouver du travail. On trouve 7 % de personnes obèses dans les classes sociales les plus pauvres contre 7 % pour les plus riches...
Voilà pour les chiffres. Ce seront à peu près les seuls cités lors de la table ronde organisée à Rennes à l'occasion du Festival Dangereuses Lectrices dont le thème de la deuxième édition était fin septembre : Manger.
Pour parler de la grossophobie, discrimination qui touche particulièrement les femmes, les trois invitées ont surtout évoqué leurs ressentis et leurs expériences personnelles douloureuses notamment face au monde médical.
Caroline et Mathou ont été émues à la lecture du livre de Gabrielle, qui elle, a accepté sans condition de signé la préface de leur BD. Inutile donc de faire les présentations ; les trois femmes se connaissent bien et partagent un même combat : la lutte contre la grossophobie.
Si Gabrielle Deydier est devenue malgré elle LA référence sur ce sujet en France depuis la parution de son livre On ne naît pas grosse puis de son documentaire On achève bien les gros, ce n'est pas vraiment par choix qu'elle s'est engagée publiquement pour cette cause. « Au fond de moi, je n'avais pas du tout envie d'écrire sur la grossophobie ; je ne voulais pas être la grosse qui écrit sur les gros – se défend-elle aujourd'hui – D'ailleurs dans la première version de mon livre, je ne parlais pas du tout de moi ni de mon corps ; je l'avais mis de côté, je ne le voyais ni grossir ni souffrir. Ecrire sur ce déni ça veut dire passer par des étapes douloureuses ». Pourtant, elle le dit aussi, l'exercice lui fut salutaire. « Ce livre – dit-elle – je l'ai écrit parce que quelque chose me rongeait et que j'étais en train de crever ; c'était de l'ordre de l'instinct de survie ».
Même discours côté BD ; le surpoids on a du mal à en parler et ça fait souffrir. « On voudrait s'assumer et on s'assume un peu – explique Mathou, co-signataire de l'album A Volonté, tu t'es vue quand tu manges - on sourit, on met des couleurs, on fait comme si mais c'est une souffrance. On aimerait bien dire que tout va bien, mais en fait tout ne va pas forcément bien ! » Avec Mademoiselle Caroline, elles ont condensé « toutes les petites remarques » encaissées depuis quarante ans. Dans le milieu familial d'abord, puis dans le reste de la société rarement complaisante avec les personnes en surpoids, accusées de manquer de courage. « On est dans une société de la performance – expliquent les bédéistes – où on se dit que ce n'est quand même pas compliqué de manger moins et de bouger plus ». Sauf que précise Mathou « dans ma bande de copines, c'est moi qui fait le plus de sport ! »
« Il y a des gens incapables de voir les gros
comme ils sont incapables
de voir un enfant handicapé ou un SDF. »
Lutter contre le grossophobie n'est pas une mince affaire. Caroline et Mathou s'en excusent presque devant le public mais l'une et l'autre reconnaissent d'une même voix être « soulagées et contentes » que leurs filles ne leur ressemblent pas. « C'est pour ça – ajoute Caroline – que je ne m'érigerai jamais en militante anti-grossophobie parce que je suis la pire grossophobe du monde... envers moi-même. Les autres, je les aime, mais moi, c'est pas possible ! »
Une manière de souligner que nous sommes toutes et tous les fruits d'une société qui n'accepte pas les « hors normes » par peur d'être concernée. « Les personnes les plus violentes parlent d'elles » analyse Gabrielle qui ajoute : « il y a des gens qui sont incapables de voir les gros comme ils sont incapables de voir un enfant handicapé ou un SDF. Les études sociologiques montrent que dès l'âge de 3 ans, un enfant sait qu'être gros c'est être rejeté par le groupe et personne n'a envie d'être rejeté ».
D'ailleurs on a beau chercher, difficile de trouver des personnages positifs, des héros ou des héroïnes de fiction en situation de surpoids. Elles mêmes, créatrices, ont du mal à se représenter. Mathou le reconnaît, elle se dessine toujours « avec deux ou trois tailles de moins que la réalité ». « Le gros est rarement le personnage principal, c'est un copain, celui qui fait rire et qui est un peu bête » dit encore Gabrielle qui termine un roman qui devrait mettre un terme à cet état de fait.
« La médecine ne comprend pas l'obésité
qui vient casser
les certitudes du sachant »
« Je ne suis pas une idéologue » estime Gabrielle tandis que ces deux voisines de table ronde insistent : « on n'est pas des spécialistes ni des théoriciennes ; on raconte des choses très personnelles ». L'une et les autres ont juste raconté leur propre parcours, témoigné des violences quotidiennes perçues dans le regard des autres comme dans leur propre regard. « Je me déteste tellement » dira même l'une d'elles.
Elles se rejoignent sur un point, les pires violences à leur encontre, elles les ont vécues dans les cabinets médicaux et principalement chez les gynécologues. Petit florilège de réflexions blessantes accumulées au fil des examens : « vous n'avez pas besoin de prendre la pilule » « vous avez une vie sexuelle, vous ? » « mais je ne vais rien voir là-dedans ! » « ça ne sert à rien de faire une échographie avec tout ce gras, c'est dépensé l'argent de la sécurité sociale »...
« Quand on a les pattes en l'air, c'est compliqué de lutter » concluent non sans humour les patientes ainsi maltraitées pour qui le corps médical n'accepte pas ses propres échecs. « La médecine ne comprend pas l'obésité qui vient casser un peu les certitudes du sachant qui ne sait pas quoi faire de nous – dit encore Gabrielle Deydier – Sur dix ans d'études, quelques heures seulement sont consacrées à l'alimentation. Même le matériel n'est pas adapté ; il n'y a toujours pas chez tous les médecins de brassards appropriés pour prendre la tension des gros. » Sans oublier « le mépris de classe » précise celle qui rappelle que « les gros, c'est d'abord les pauvres ». Maladie multifactorielle, l'obésité est à la fois d'ordre génétique et social.
Un tableau bien sombre qui pourtant ne parvient pas à plomber l'ambiance de cet échange amical. Les trois intervenantes se montrent enjouées et pleines d'humour. Leur façon à elles de trouver une respiration. Gabrielle Deydier dit de la BD de Caroline et Mathou qu'elle est « tragiquement drôle ». Un qualificatif en forme d'oxymore qui rejoint son propre ressenti devant la popularité qui est la sienne aujourd'hui. « Parfois, je suis nostalgique de ma vie d'avant le livre – dit-elle – Maintenant tout le monde pense que je suis triste tout le temps. C'est vrai, j'ai des moments où je suis triste, mais souvent ça va très bien ! »
Geneviève ROY
Pour aller plus loin :
On ne naît pas grosse de Gabrielle Deydier paru en 2017 vient de sortir en Livre de Poche. Le documentaire On achève bien les gros qu'elle a réalisé à partir de son livre diffusé sur Arte en juin dernier est toujours disponible en ligne (jusqu'à fin octobre)
A Volonté, tu t'es vue quand tu manges – BD parue aux éditions Delcourt – de Mademoiselle Caroline et Mathou