Quelques fenêtres éclairées.
Très peu.
Peut-être trois et celle du bas… Celle qui est éclairée comme à chaque matin à cette première heure.
Il est très tôt. Trop tôt.
Personne ne l’attend. Personne ne l’entend.
Comme chaque matin de la semaine, le bruit des bus progresse et donne à la ville cette ambiance de petit jour avec l’odeur des cheminées de chez FOLLIET. Chambéry est une ville où il fait bon se réveiller. C’est ce qu’elle se dit.
La télévision diffuse en sourdine des infos pas très fraîches. Le frigo, lui aussi, lui tient compagnie. Il réchauffe la température de cette petite cuisine étroite. Des infos pas très fraîches et un frigo qui lui tient chaud… Deux bruits différents comme compagnie bien installée dans cette grande pièce.
Il y a encore sur la table le cendrier de lundi. Le lundi de 14 heures comme elle l’appelle.
Pourquoi est-il obligé de laisser ce mégot dans le cendrier à chacun de ses passages ?
C’est la question qu’elle se pose. Une question de plus. Une question qui l’obsède et la minera jusqu’au prochain lundi, à 14 heures.
De la fenêtre entrouverte, elle observe le vol des pigeons qui viennent en groupe se pauser sur le parking d’en bas. Combien sont-ils ? Douze ? Quinze ? Elle ne compte pas. Elle le sait. Elle sait que ce sont les mêmes pigeons qui viennent se confronter pour quelques morceaux de pain sec jetés avec précisions par une vieille dame attentive.
Ils lui font oublier un instant l’attente. Une attente très longue. L’attente d’un homme.
Elle parle à voix basse. Elle parle seule.
- Tu vas revenir ?
- Encore quelques jours d’attente seulement ?
- Et toi ? Ne trouves-tu pas le temps si terriblement long ?
Elle continue à se regarder dans la glace. Elle aime cela. Elle a toujours aimé le faire. Il y a des choses que l’on aime faire et que l’on fait souvent. Il y a des choses que l’on aime faire et que l’on ne fait jamais. Elle aime davantage ce qu’elle fait souvent et cette grande glace répond à ce plaisir. A cet instant, devant le miroir, elle est heureuse. Elle voudrait tellement parler encore.
Aujourd’hui, elle voudrait se décider à descendre récupérer son courrier. Elle n’aime pas le faire. Elle n’aime pas ce sentiment de sortir de chez elle et de se sentir en danger. Cette peur de croiser quelqu’un dans le couloir et d’être obligée de discuter. Elle n’aime pas cette nécessité de se préparer à parler avec qui que ce soit.
Comme chaque matin, son courrier attendra. Comme chaque lundi, il lui apportera.
Bien sur que c’est une femme heureuse. Elle se le répète. Elle est heureuse. Quand reviendra-t-il ?
Reviendra-t ’il ?
Il reviendra. Elle le sait. Elle sait pourquoi il revient. Il revient chaque lundi à 14 heures.
Depuis combien de temps déjà ?
Combien de jours à l’attendre encore ?
Elle compte les jours. Elle le fait rarement. Elle aime le faire mais le fait rarement. Il y a des choses que l’on aime faire ainsi. Compter les jours mais ne pas le faire surtout. Ne pas compter, même si elle le fait.
Le jour se lève enfin. Il fera beau. Elle le sait. Elle voit sur la colline le ciel qui commence à se détacher de l’agglomération avec seulement quelques immeubles éclairés. Elle aime la lumière des voitures qui commencent à couvrir le bruit des bus. Elle aime cette vie faite de lumière matinale. Elle aime cette ville qui s’illumine dans le bruit et des odeurs du petit jour. Chambéry est une ville où il fait bon se réveiller. C’est ce que celle se dit. Elle se l’est toujours dit.
Elle regarde la vitrine de l’auto-école. Celle qui est éclairée comme chaque matin de la semaine à cette heure. Combien de personnes déjà ? Combien d’adolescents sur le trottoir ?
C’est douloureux cette envie de pleurer et de ne pas y arriver. Elle regarde la rue et ses adolescents et c’est une terrible envie de pleurer qui lui vient. Elle ne pleurera pas. Elle ne pleure plus. Elle l’a trop fait. Elle a aimé cela. Elle a pleuré et aimé. Elle n’aime plus.
Elle fait ce qu’il lui dit de faire.
Elle ne fait plus que ce qu’il lui dit de ne plus faire.
Elle fait ce qu’il lui dit chaque lundi à 14 heures.
La docilité s’apprend. Elle le sait. Elle sait que c’est ce qu’elle est devenue. Une femme docile.
Elle se regarde encore devant la glace. Elle tourne sur elle-même. Elle est belle. C’est une belle femme.
Il lui a tellement dit.
Elle n’a rien d’autre à faire pour lui plaire. Rien d’autre que d’attendre. Elle est belle et elle l’attend.
Et si elle décidait de ne plus l’attendre ?
Si elle faisait le choix de ne plus dépendre de cet amour soumis à des rendez-vous exclusifs ?
Elle n’y arriverait pas. Elle ne peut vivre sans cet amour.
C’est cet amour qui la rend belle et qui fait qu’elle se regarde dans la glace.
C’est cet amour qui rend chaleureux son regard qu’elle devine dans le reflet de son café fumant chaque matin.
De la fenêtre entrouverte, elle observe le parking d’en bas. Un couple se dispute. Elle referme la fenêtre. Elle a peur de la violence. C’est pour cela qu’elle fait ce qu’il lui dit de faire ou de ne pas faire. Elle sait que c’est pour cela qu’elle ferme les yeux et respire profondément l’odeur du café qu’elle boit silencieusement, seule dans sa cuisine.
* * *
Il est là. Assis. Il va fumer sa cigarette. Il fume toujours en vitesse et va laisser derrière lui cette fumée qu’elle va apprécier tout le restant de l’après-midi.
Il est pressé. Elle va fermer la porte derrière lui et va regretter d’avoir prononcé ses mots. Des mots insignifiants qu’il n’entendra peut-être pas. Des mots prononcés discrètement dans l’entrebâillement de la porte un lundi après-midi, peu de temps après 14 heures. Des mots qui pourraient même paraître déplacés venant de la part de cette belle femme. Des mots qu’elle va probablement se répéter en boucle comme chaque fin d’après-midi tous les lundis, chaque semaine, et le bruit de l’ascenseur les accompagnera jusqu’à ce que le silence s’impose à elle. Elle fermera alors la porte à clé derrière elle et retournera dans la cuisine respirer l’odeur du tabac devenu froid.
Je t’aime mon fils.
Elle ne sait pas si elle l’a prononcé. Un mot à bout de souffle. Un mot murmuré à voix basse en se regardant devant la glace.
Michael Biehler - Lauréat du concours d'écriture 2022