Nouvelle de Bernard Marsigny

-Au printemps on est un peu fou !

En entendant cela, je l'ai regardée dans le rétroviseur. Elle a prononcé ces quelques mots pour elle-même, d'une voix douce. Elle semble perdue dans ses rêves. Elle est charmante cette vieille grand-mère...

-Vous ne pourriez pas accélérer un peu, jeune homme ? me demande-t-elle. Parce qu'à cette vitesse nous ne sommes pas encore arrivés !

Je lui précise respectueusement que j'ai eu de la part de sa fille, avant le départ, la consigne de rouler lentement pour ne pas la fatiguer.


-Ah, c'est pas vrai !!! Faut toujours qu'elle se mêle de tout, celle-là. Elle ne changera donc jamais ! Bon, eh bien mon petit, vous allez me faire le plaisir, n'en déplaise à ma fille, d'appuyer un peu plus sur le champignon. Compris ?

J'obtempère car je sens qu'elle a un œil sur le compteur. Cette dame, je suis chargé de la reconduire à son point de départ, comme à chaque fin de week-end. Le dimanche soir la vie doit reprendre son cours et elle le chemin de la maison de retraite. Mais aujourd'hui, contrairement aux autres fois, elle semble pressée d'y arriver.

J'accélère et engage la conversation :


-Votre fille a une bien jolie maison.
-Je sais c'est la mienne. Enfin...C'ETAIT... la mienne !!! Juste avant que je fasse la connerie de la lui donner pour y loger son incapable de mari et ses trois mouflets. La cohabitation s'est vite avérée impossible avec mon gendre qui n'a inventé ni la poudre, ni l'eau tiède... ni le reste d'ailleurs ! Vous commencez à comprendre pourquoi j'ai atterri à « La Roseraie » ? Dehors la vieille ! a dit la gamine . Tu viendras nous voir une fois par semaine et ce sera bien suffisant ! D'où mes allers-retours dominicaux.

J'ai cru intelligent de lui dire que ma grand-mère était, elle aussi, dans une maison de retraite, et qu'elle s'y trouvait très bien.


-Mais NON !!! a-t-elle aussitôt réagi. Elle ne s'y trouve pas bien, votre grand-mère ! Vous dites cela parce que ça vous arrange ou que vous ne voulez pas voir la réalité en face. Je la plains la pauvre femme. Et je sais de quoi je parle...


Là, je suis en train d'en prendre plein la musette.


-Vous savez ce que c'est une maison de retraite ? m'a-t-elle demandé.


Je n'ai rien trouvé d'intelligent à lui répondre.


-Eh bien je vais vous le dire : c'est une salle d'attente d'un genre particulier. On vous y colle, en attendant de vous coller le plus vite possible une couronne mortuaire sur le ventre. On vous nourrit, on vous lave, on vous occupe, on vous asperge de bonnes intentions, on vous prend la température matin et soir pour savoir si votre chambre sera bientôt libre, afin de la relouer aussi sec à un autre sursitaire. Voilà, une maison de vieux ce n'est rien d'autre que cela : une antichambre ante-mortem !

Je tiens à réagir et lui dis que « La Roseraie » a tout de même l'air très accueillant comme établissement.


-Ah mais oui ! Extérieurement ça en jette ! Maison bourgeoise. A l'intérieur rien que du beau monde, trié sur le volet en fonction du compte en banque. Directrice charmante, souriant constamment du dentier. Oui, oui c'est la classe ! Je suis bien d'accord avec vous.
-Ben, alors ?
-Quoi, ben alors ? Et la solitude, vous en faites quoi de la solitude, mon petit ? Vous vous êtes déjà demandé ce qu'elle fait le soir votre grand-mère, quand elle se retrouve seule dans sa piaule avec ses souvenirs ?
-Ben non ! ai je répondu.
-Eh bien, elle pleure votre grand-mère. Et par dignité elle attend la fin sans vous le dire.
-Mais alors, pourquoi êtes-vous si pressée d'arriver ce soir à « La Roseraie » ? ai-je voulu savoir.
-Ça, mon petit bonhomme, je vous le dirai en temps voulu. Accélérez je vous prie, vous n'êtes même pas à 120 !

Nous arrivons. Fin du parcours !

-Vous ne bougez pas, m'ordonne-t-elle. Vous m'attendez ici, j'en ai pour cinq minutes. Inutile de sortir ma valise.


Et d'un pas décidé elle passe la grille d'entrée de la noble institution. J'en profite pour mieux détailler la bâtisse. C'est une chouette baraque. Ça respire l'opulence et les bonnes manières. Sûr que ma grand-mère aimerait bien être là, si elle en avait les moyens.
Ma passagère revient. Elle a mis un manteau et n'a qu'un petit sac de voyage.


-Allez, mon petit, vous filez à l'aéroport, et en vitesse, je suis attendue !

Là, il est évident que quelque chose se passe. Les fois précédentes elle réglait sa course sans dire un mot. Mais ce soir il y a une rallonge au programme. Je n'ose en demander la raison.

-Ne soyez pas étonné, cher enfant. Aujourd'hui j'ouvre la fenêtre, je veux profiter du printemps... pendant qu'il est encore temps !

J'ai dû avoir l'air idiot. Elle a ri.

-Je vous rassure, précise-t-elle. Je sais très bien que nous sommes en novembre. Mais quand je parle du printemps, c'est une image, un symbole ! Vous saisissez ?


Je n'ai jamais été très symbole, et j'ai du mal à saisir. Elle continue :


-Le printemps, mon garçon, c'est la jeunesse, la joie de vivre, l'insouciance, un avenir plein de promesses. Moi, je n'ai plus que l'hiver comme avenir prometteur. Alors je dis « Stop ! » Je change radicalement de vie, je fais comme le grand Jean-Sébastien ... je fugue !

Je ne connais pas le Jean-Sébastien en question. Mais peu importe. Elle poursuit.

-J'opère aujourd'hui un virage à 180 degrés. Je vais enfin respirer à pleins poumons, m'oxygéner les neurones. Je largue les amarres, je laisse derrière moi les condamnés à l'hibernation définitive, ce peuple triste et résigné des maisons de retraite. Je vais vivre ! Vous pouvez en être certain.
-Et vous allez faire quoi ?
-Un périple.
-Un quoi ?
-Un voyage. On dit voyage ou périple, c'est presque pareil.
-Ah bon ! Et vous allez péripler où ?
-C'est lui qui a décidé de notre future destination.


Je n'ai pas demandé qui était ce « Lui ».


-Vous savez, il n'est jamais trop tard pour changer de saison. Moi, dans ma vie, je n'ai jamais connu de printemps enchanteur. Je me suis retrouvée mariée à un sinistre imbécile qui a eu juste le temps de me faire une fille avant de disparaître dans la nature. Je croyais trouver en me mariant la liberté, le bonheur et donner à mon existence une nouvelle orientation. Je me suis royalement plantée. Après, je suis passée sans m'en apercevoir de l'été à l'automne pour en arriver maintenant aux portes de l'hiver. C'est un peu triste comme parcours. Vous ne trouvez pas ? Alors aujourd'hui j'ai l'occasion de rattraper le temps perdu. Et mon nouveau compagnon est assez tendre et assez amoureux pour me faire découvrir ce printemps plein d'oiseaux, de fleurs et de rêves inavoués. La belle histoire d'amour dont je rêvais à vingt ans commence avec lui.
-Votre fille est prévenue ?
-Pas question ! Elle serait capable de demander mon internement.

Il y a eu un long silence. Nous arrivons devant le Terminal n°2. Elle l'aperçoit sur le parvis. Elle lui fait signe. C'est un grand monsieur très élégant, blazer bleu, pantalon blanc. Il a tout d'un haut fonctionnaire en retraite. Très distingué « l'amoureux ».
-Henri, vous aurez la gentillesse de régler la course de ce Monsieur, fait-elle.

C'est demandé si gentiment qu'Henri s'empresse de régler la course avec générosité.

-Ma conne de fille vous contactera dès qu'elle apprendra que sa mère indigne et instable n'a pas réintégré « La Roseraie » et qu'elle est donc en fuite. Elle aura sans doute des trémolos dans la voix. Ne vous laissez pas émouvoir. Vous lui direz simplement qu'un avion m'attendait, mais que vous n'en savez pas plus. Je vous autorise toutefois à lui révéler que je ne suis pas partie seule et que cette petite escapade ne semblait nullement improvisée. Ça la fera cogiter. C'est assez peu fréquent chez elle.

Elle me regarde en souriant. Elle a enlevé ses lunettes noires. Elle a de très beaux yeux bleus.

-Aujourd'hui et grâce à moi, vous aurez au moins appris une chose importante, jeune homme : il n'y a pas d'âge pour fuir une réalité trop pesante. Et il n'y a surtout pas d'âge pour être à nouveau heureux et changer de saison. Retenez bien cette leçon : Le printemps en hiver c'est assez rare. Il ne faut surtout pas le manquer.

Elle m'a tendu une enveloppe.

-Vous trouverez à l'intérieur ma nouvelle adresse. Vous la communiquerez à ma chère fille quand elle vous téléphonera. Adieu, mon enfant ! Profitez de la vie ! N'attendez pas !


Elle m'a claqué une bise. Sur ce, le dénommé Henri a pris la valise et ils ont disparu dans le hall.

Quelques jours plus tard « la conne de fille » a téléphoné. Comme prévu j'ai ouvert l'enveloppe laissée par « la grand-mère indigne ».

A l'intérieur il n'y avait qu'un papier blanc avec un énorme point d'exclamation !