Aujourd'hui Marwa Rochay arbore un joli tatouage sur son poignet droit. Peut-être faut-il y voir une réponse à ce père tyrannique qui n'admettait pas, lorsqu'elle était petite fille, de la voir coller son papier de chewing-gum sur son bras pour y dessiner un cœur !

Façonnée par ses origines irakiennes, la longue déambulation de sa famille exilée de pays en pays, de camps en camps, et surtout par l'éducation conservatrice, qu'elle nomme aujourd'hui « emprise psychologique » dispensée par son père, elle aura attendu ses trente ans pour comprendre pourquoi elle avait besoin de toujours aller plus loin pour se prouver sa valeur.

De ce constat est né un livre, "Marathon vers la liberté".

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« A l'âge de dix ans, j'étais considérée par mon père comme une femme et je n'avais plus le droit de me montrer en maillot de bain ni d'aller à la piscine. A treize ans, je ne pouvais plus porter les cheveux détachés ». Si Marwa Rochay se dit aujourd'hui « capable d'en parler » c'est grâce à ce jour de 2017 où elle est allée nager. « J'ai eu la révélation à l'âge de trente ans » raconte-t-elle aux femmes du comité Egalité de la Bibliothèque des Longs Champs qui l'ont invitée en ce samedi matin de mars. « Je me suis dit - poursuit-elle – ça y est, je peux être en maillot de bain sans avoir honte de mon corps ! Je suis rentrée chez moi et j'ai commencé à écrire » !

Jusqu'à ce jour-là, Marwa portait un masque. Celui dit-elle « de la guerrière à qui tout réussit ». Partie de son Irak natal à sept ans avec toute sa famille, elle a transité par de nombreux pays (Pakistan, Turquie, Yougoslavie, Croatie, Italie, Suisse) avant d'arriver en France à vingt-cinq ans pour épouser un Breton. Elle s'est construite sous le joug d'un père militaire et conservateur, fruit estime-t-elle aujourd'hui, d'une autre éducation, d'une autre culture et élevé lui-même avec l'idée que « la femme est un objet de désir ».

Avec le temps, et une rupture définitive depuis douze ans, Marwa ne paraît plus lui en vouloir ; « ce n'était pas quelqu'un de mauvais, il n'avait juste rien d'autre à m'offrir ! » dit-elle. Heureusement, il y a aussi auprès d'elle cette mère complice qui se bat pour lui conserver quelques libertés, qui refuse qu'elle porte le voile et en l'absence du père l'emmène au lac faire quelques brasses ; « c'était notre petit secret – dit Marwa – elle a toujours été une alliée dans ma rébellion ».

 

« J'avais beau être libre,

il y avait toujours en moi ce gouffre

que j'avais besoin de remplir »

 

Lorsqu'elle entame son long travail d'écriture, c'est d'abord la colère qui ressort. Cinq années durant elle s’attelle à ce qui peut apparaître finalement comme une auto-analyse et qu'elle qualifie de « descente aux enfers ». Cinq ans pour replonger dans tous ses souvenirs et comprendre comment ils l'ont peu à peu façonnée. Cinq ans, dit-elle, pour déconstruire et se reconstruire. « Ce livre a été un travail de guérison – avoue-t-elle – qui m'a permis de faire la paix, de lâcher prise mais quand je reprend les premières versions, elles sont pleines de colère. »

livremarwaLa version finale intitulée "Marathon vers la liberté" parait en 2022. Marwa n'a pas choisi d'y raconter son parcours d'immigration, mais d'analyser pourquoi pendant si longtemps elle s'était cachée derrière une image, celle d'une femme forte, épanouie dans des études et une carrière professionnelle réussies, accumulant les défis sportifs, amoureuse d'un homme « exemplaire » qui dit-elle « a joué un rôle très important dans [son] émancipation ».

Ce qu'elle n'a jamais dit à personne c'est « ce trou noir » qui est en elle et qui «  laisse en arrière-plan une tristesse et une mélancolie » qu'elle n'arrive pas à expliquer. « Mon père avait brisé quelque chose ; j'avais beau être libre, il y avait toujours en moi ce gouffre que j'avais besoin de remplir » dit-elle.

Alors pour le remplir, elle court. Le sport qu'on lui a refusé quand elle était enfant et qu'elle devait se contenter de regarder ses frères sur leurs vélos, elle s'y lance à corps perdu. Huit marathons et une course de 100 kilomètres plus tard, elle se sent toujours aussi vide. Elle a fait de la course à pied son objectif, mais elle sait désormais « qu'il n'y a jamais de ligne d'arrivée ».

 

« Courir m'a apporté

un sentiment de dépassement intense 

et beaucoup de confiance en moi »

 

Ce n'est qu'après la parution de son livre que la jeune femme décide de se faire suivre par une psychologue ; «  j'ai compris qu'au bout du compte je ne m'aimais pas  et que j'avais besoin que le monde extérieur me montre de l'amour  » Et puis, les souvenirs c'est un peu comme les oignons ; on épluche une couche, et il y a encore quelque chose de pourri en-dessous. « Pendant des années – dit-elle – j'ai laissé pourrir, je n'en parlais pas parce que je me sentais coupable de ne pas être heureuse alors que j'avais tout pour l'être. Je n'exprimais pas ma vulnérabilité parce que j'avais peur qu'on me juge. Je n'avais pas compris que j'avais une blessure béante qui était en train de saigner et je ne me laissais pas le temps de la refermer ».

Marwa2En écrivant son livre, Marwa a pris ce temps-là. Elle a aussi compris que beaucoup de gens sont comme elle et « qu'on accumule tous des blessures ». Si elle a voulu écarter dans son récit tout lien avec la religion, c'est parce qu'elle pense que ce qui lui est arrivé va bien au-delà. Et parce qu'elle connaît des femmes, aujourd'hui, dans la société française, qui vivent la même emprise avec leurs conjoints. Et des hommes aussi qui en lisant son livre y ont reconnu un peu de leur parcours. « Si avec mon histoire je peux contribuer à inspirer quelques personnes pour qu'elles s'affranchissent de leurs limites, je veux bien donner ma voix pour cette cause-là - dit-elle – moi j'ai la chance à 36 ans d'avoir déjà pu avancer mais c'est un long chemin et souvent le travail de toute une vie ».

Aujourd'hui, Marwa sait pourquoi elle court. Par plaisir. « La course à pied est un symbole fort pour moi – dit-elle – j'ai grandi avec le sentiment que j'étais faible et qu'en tant que femme j'avais une place et que je devais y rester. Courir m'a apporté un sentiment de dépassement intense et beaucoup de confiance en moi ». Elle envisage même de reprendre les marathons un peu abandonnés le temps de son introspection. Et pourquoi pas être sur la ligne de départ de celui de Rennes en octobre, celui qui avait été sa première course.

Geneviève ROY