Héma Sibi est juriste en droit international. Au sein de la Coalition pour l'Abolition de la Prostitution (CAP) elle coordonne le plaidoyer au nom des 35 associations de 28 pays qui se rassemblent autour de cette cause. La majorité de ces associations ont été fondées par des survivantes de la prostitution et accompagnent aujourd'hui environ 19 000 personnes victimes dans le monde de la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle.
Une étude a été menée par la CAP qui a récemment publié son analyse dans l'ouvrage « Last Girl First, la prostitution à l'intersection des oppressions sexistes, racistes et de classes » que Héma Sibi est venue présenter à Rennes à l'invitation de l'association Osez le Féminisme 35.
« Chez CAP, on fait du plaidoyer en faveur des législations protectrices pour les personnes en situation de prostitution » explique Héma Sibi. L'idée de la dernière étude de la Coalition vise à analyser la prostitution comme un système issu de différents schémas historiques, politiques et sociaux. Un héritage du colonialisme, soutenu par le capitalisme, qui « concoure aujourd'hui à l'exploitation massives des femmes et des filles les plus marginalisées de nos sociétés ». Plusieurs modèles législatifs encadrent aujourd'hui la prostitution dans le monde : les modèles prohibitionniste, réglementariste et abolitionniste.
Extraits de la conférence du 23 novembre dernier au Jeu de Paume à Rennes.
« Dans le modèle prohibitionniste c'est l'interdiction qui prime. Les personnes en situation de prostitution sont pénalisées, les clients de la prostitution sont pénalisés et les proxénètes sont pénalisés. Chez CAP on considère que c'est une approche dangereuse pour les personnes en situation de prostitution parce qu'elles sont considérées comme des criminelles, elles ont un statut de délinquantes alors que nous considérons qu'il faut au contraire qu'elles puissent avoir les mêmes droits que les victimes de violences sexistes et sexuelles. C'est un modèle souvent adopté dans des pays aux positions conservatrices et moralisatrices comme la Lituanie et la Lettonie en Europe, l'Arabie Saoudite, la Turquie.
Le deuxième modèle est le modèle réglementariste qu'on appelle aussi la légalisation de la prostitution ; c'est un modèle qui dépénalise les personnes en situation de prostitution et leur donne un statut de travailleuses. C'est aussi un modèle qui dépénalise les acheteurs de sexe et le proxénétisme, c'est-à-dire que les proxénètes deviennent finalement des managers ! On considère que la prostitution existe et existera toujours donc qu'il faut l'encadrer pour des raisons sanitaires, sociales, etc. On retrouve ce modèle notamment en Allemagne, aux Pays-Bas, dans l'état du Nevada aux Etats-Unis ou en Nouvelle Zélande.
Le dernier modèle est le modèle abolitionniste, celui en faveur duquel nous plaidons chez CAP Internationale. C'est un modèle qui reconnaît la prostitution comme une violence et donc dépénalise les personnes en situation de prostitution et leur donne droit à des parcours de sortie et un ensemble de droits économiques et sociaux qui leur permettent de s'extraire de cette situation de violence. On considère aussi qu'il faut pénaliser les personnes qui sont à la source de cette exploitation-là donc les clients de la prostitution ainsi que les proxénètes qui vont tirer profit de l'exploitation de la prostitution d'autrui. C'est le modèle adopté par la France, la Suède, l'Irlande, la Norvège, l'Islande, le Canada, Israël et récemment l'état su Maine aux Etats-Unis.
Pauvreté, sans-abrisme, addictions, enfance abusée :
des facteurs de vulnérabilité
Le système de la prostitution prospère sur différents facteurs de vulnérabilité. Que l'on observe la situation d'une fille de quatorze ans au Népal ou d'une femme de quarante-deux ans en Allemagne, leurs profils sont assez communs. Quels sont ces facteurs de vulnérabilité ? La pauvreté dans un premier temps ; les femmes qui sont en situation de prostitution sont souvent dans des situations de précarité économique extrêmes. Dans notre étude il y a des survivantes qui témoignent être rentrées dans la prostitution pour nourrir leurs enfants. Dans tous les pays on constate que ce sont les classes les plus défavorisées qui sont sur-représentées. Or, la prostitution ne permet pas de s'enrichir ; les femmes disent que c'est de l'argent qui brûle les doigts, beaucoup de liquide que l'on dépense un peu sans compter sur le moment pour subvenir à ses besoins premiers mais quand on en sort, il ne reste plus rien !
Le sans-abrisme est un autre facteur important ; beaucoup de personnes en situation de prostitution le sont parce qu'elles n'ont pas de logement. Des études ont été menées sur les jeunes en situation de sans-abrisme aux Etats-Unis qui disaient avoir recours à la prostitution pour avoir un toit au-dessus de leur tête, c'étaient des clients qui échangeaient un logement contre des actes sexuels. Un phénomène qui s'est largement développé en France autour des années 2010.
Il y a aussi les dépendances aux drogues et à l'alcool qui concernent une majorité de personnes en situation de prostitution. Pourquoi ? Parce que c'est un moyen de s'anesthésier face à la violence prostitutionnelle et de ne pas penser à ce qu'elles sont en train de faire, aux actes sexuels qu'elles doivent performer pour de nombreux clients chaque jour.
Souvent, les drogues sont aussi utilisées par des proxénètes pour amener des femmes déjà dépendantes dans la prostitution ; on donne des doses d'héroïne, de cocaïne et de différents types de drogues y compris le cannabis, aux personnes qui sont déjà accros pour ensuite les entraîner dans cet engrenage qu'est la prostitution. Dans certains endroits du monde les proxénètes vont aussi recruter parfois même kidnapper des jeunes filles qu'ils rendent accros aux drogues pour pouvoir mieux les exploiter.
Enfin, un facteur de vulnérabilité sur-représenté dans les profils des personnes en situation de prostitution ce sont les expériences de violences sexuelles dans l'enfance. Les violences incestueuses notamment vont presque doubler les risques d'entrer dans la prostitution. Ces violences sexuelles ont pour effet de créer une mésestime de soi, elles vont brouiller la compréhension de ses limites corporelles, créer un sentiment que notre corps ne nous appartient plus, créer une sorte de confusion entre ce qu'est l'amour et la violence ; les femmes se disent « quelqu'un m'a déjà violée, alors pourquoi ne pas me faire payer pour ça ! » Ça, c'est quelque chose qui revient de manière assez récurrente dans le témoignage des victimes de la prostitution.
Une étude de 2021, menée dans le département de la Seine-Saint-Denis sur la prostitution des mineures, montre que sur toutes les jeunes filles mineures interrogées, 89% d'entre elles affirmaient avoir subi de la violence sexuelle et psychologique avant l'entrée en prostitution. D'autres chiffres viennent confirmer ces études-là, en particulier ceux du Collectif Féministe Contre le Viol en France qui montre que, sur 200 personnes en situation de prostitution interrogées, près de 95% d'entre elles affirmaient aussi avoir subi de la violence sexuelle dans l'enfance.
Migrations, colonialisme, racisme :
des stéréotypes qui façonnent l'imaginaire collectif
La prostitution va cibler en premier lieu les femmes et les filles des groupes les plus marginalisés ; c'est un fait statistique. Les personnes autochtones ou celles issues des castes les plus opprimées comme les dalits en Inde ou les Tribus des Montagnes en Thaïlande, les personnes migrantes, les personnes issues de minorités ethniques, raciales ou religieuses, les femmes précaires sont les premières touchées par la prostitution. Par exemple, en Europe, 83% des femmes en situation de prostitution sont des femmes migrantes ; en France, on atteint les 90% selon l'office central de la répression de la traite des êtres humains, 81% en Allemagne ou en Italie. Au Canada, 50 à 90% des femmes en situation de prostitution dans les villes de l'Ouest canadien sont des femmes autochtones alors que la population autochtone représente moins de 4% dans la plupart de ces villes.
Le colonialisme a joué un rôle majeur dans le développement du système prostitutionnel.
On entend souvent cette phrase : « la prostitution est le plus vieux métier du monde » ; elle est de Rudyard Kipling, lui-même un poète colon. Mais si on regarde les études, on voit que dans certaines communautés matrilinéaires autochtones au Canada par exemple, la prostitution n'existait pas avant l'invasion des colons. La prostitution a été introduite dans certaines communautés avec l'invasion et les déplacements de population. Elle fait partie des violences coloniales perpétrées sur les autochtones destinées à humilier le peuple colonisé mais aussi parce qu'on considérait que le corps des femmes colonisées était un objet de conquête.
Au Canada, les politiques néo-coloniales sont toujours en place dans de nombreux systèmes c'est-à-dire que des personnes issues des communautés autochtones sont toujours très marginalisées, très précarisées, elles sont sur-représentées parmi les personnes sans-abri et dans la prostitution.
Aux Etats-Unis, une étude, menée entre 2008 et 2010 sur l'ensemble du pays, montre que plus de 50% des victimes d'exploitation sexuelle sont des filles afro-américaines. D'autres études montrent que les filles noires entre cinq et quatorze ans sont considérées comme ayant moins besoin d'affection, comme étant des personnes qui connaissent plus les sujets ayant trait au sexe et comme étant agressives. Ce sont des perceptions extrêmement liées au passé esclavagiste du pays, qui comme toutes les histoires de passé colonial façonnent des imaginaires collectifs et alimentent les stéréotypes sur les personnes racisées.
Des violences aux lourdes conséquences
sur la santé physique et psychologique
A la Coalition pour l'Abolition, on considère que la prostitution est une violence par la répétition d'actes sexuels qui ne sont pas désirés mais qui sont le résultat de contraintes soit socio-économiques soit physiques par un proxénète soit psychologiques. Cette violence principale, plein d'autres violences l'entourent. Dans une étude étasunienne, 92% des personnes en situation de prostitution ont témoigné avoir vécu au moins une fois une de ces violences parmi avoir été étranglée, avoir été pénétrée avec un objet inconnu, avoir été menacée avec une arme, avoir subi un viol, avoir subi de multiples viols en réunion, etc.
Ce sont des violences sexuelles extrêmement graves et extrêmement traumatisantes qui amènent à la question des conséquences sur la santé pour les personnes prostituées. On voit que près des deux tiers des personnes en situation de prostitution, plus de 60%, sont atteintes du syndrome de stress post-traumatique à des taux plus élevés que des vétérans de la guerre du Vietnam. Et les conséquences sont durables ; ces niveaux de stress post-traumatique peuvent durer à vie. Il y a aussi énormément de conséquences sur la santé physique, des personnes qui se retrouvent avec des déchirures, des mutilations, des hématomes, des fractures, et des conséquences psychologiques comme le phénomène de la dissociation ou la dépression avec des taux de suicide sept fois plus élevés que la moyenne.
Dans l'étude Last Girl First on a une analyse intersectionnelle du système de la prostitution qui est à l'intersection de plein d'oppressions que se soit le patriarcat, le capitalisme, l'impérialisme, le colonialisme, le racisme, la domination de classes mais également la guerre et la militarisation. Par exemple depuis la guerre en Ukraine, on constate une augmentation de 600% des recherches sur Google qui associent les mots « ukrainienne – escorte- porno » ; il y a une vraie demande qui profite de la vulnérabilité des femmes ukrainiennes. Dès le début de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, des proxénètes attendaient les femmes ukrainiennes à la frontière pour les acheminer vers des pays où la prostitution est légalisée, notamment en Allemagne où la représentation des femmes ukrainiennes dans les bordels légaux de Berlin a été multipliée par cinq.
Réglementariste, abolitionniste :
les effets des lois sur les mentalités
On a aujourd'hui le recul nécessaire pour analyser quel est l'impact de chacun des modèles. L'Allemagne a adopté une position réglementariste en 2002 en créant un statut de travailleurs du sexe pour les femmes en situation de prostitution. Aujourd'hui, vingt-deux ans après, l'Allemagne compte entre deux cents mille et quatre cents mille personnes en situation de prostitution ; en France pour une population qui est assez similaire, on est à quarante mille personnes, donc dix fois moins. En dépénalisant le proxénétisme, on a donné une raison aux proxénètes de venir s'installer en Allemagne pour y trouver un marché où ils n'étaient pas pénalisés, c'est-à-dire qu'ils sont devenus des propriétaires de bordels, ils ont une casquette de managers et ils peuvent en toute impunité exploiter des femmes et des filles vulnérables dans des bordels légaux ! On en compte près de 3500 déclarés et la demande a explosé ; près d'un million d'hommes achètent des actes sexuels chaque jour en Allemagne.
En Allemagne, on trouve désormais des méga bordels où pour 60€ on peut s'acheter une femme, un hot-dog et une bière. Voilà la dérive des modèles réglementaristes ultra capitalistes où les femmes sont objectifiées, il y a des forums légaux où les clients peuvent discuter des femmes qu'ils achètent dans des termes déshumanisants. Aux Pays-Bas, c'est pareil ! Lorsqu'on dépénalise le proxénétisme, la traite des êtres humains augmente. Les policiers qui sont en charge de la lutte contre la prostitution et la traite en Allemagne témoignent du fait que l'Allemagne est devenue un paradis pour les proxénètes qui sont des business-men, qui paient leurs impôts comme tout le monde, et peuvent légalement exploiter des femmes migrantes, sans papiers, principalement issues de Hongrie, de Bulgarie et de Roumanie.
Lorsqu'on ne connaît pas tous les tenants et les aboutissants de ce modèle réglementariste, on peut penser que c'est un modèle protecteur et qui octroie des droits aux personnes prostituées. En fait, ce n'est pas le cas. Aux Pays-Bas, à Amsterdam, chaque femme loue une vitrine 250 € par jour au propriétaire de bordels. Une association de terrain qui accompagne les personnes en Belgique avait calculé que les femmes dans les vitrines devaient faire environ 150 actes sexuels gratuitement avant de toucher un seul euro ! L'exploitation est aussi financière.
La Suède, qui a les index égalité femmes/hommes les plus élevés au monde, est un des premiers pays à avoir adopté le modèle abolitionniste, c'était en 1999. En 2008, on a constaté une baisse drastique de la demande pour l'achat d'actes sexuels. La loi a eu un effet dissuasif et aujourd'hui, vingt ans après l'adoption de la loi abolitionniste le nombre de personnes en situation de prostitution a baissé parce que la demande est très basse. Le plus intéressant surtout c'est que la loi a eu un effet normatif, c'est-à-dire un effet sur les mentalités.
Aujourd'hui en Suède, les hommes ne considèrent plus qu'il est normal d'acheter un acte sexuel et une loi est passé récemment qui pénalise l'achat d'actes sexuels au même titre que le viol. On voit bien que la société progresse et que lorsqu'on impose des normes sur les violences sexuelles ça a aussi un impact sur la mentalité des hommes, la manière dont ils voient les femmes. Un garçon va grandir en Suède en se disant « acheter du sexe c'est du viol », un garçon va grandir en Allemagne en se disant « super, à 18 ans, je pourrai aller au bordel et payer 60 € pour avoir un hot-dog et une femme ! » On voit ce que ça crée en termes de société aussi !
Depuis l'abolition de la prostitution en Suède aucune femme prostituée n'a été tuée ; pendant la même période on dénombre 72 meurtres en Allemagne. L'ancien slogan pour l'obtention de l'avortement « mon corps, mon choix » est parfois détourné en faveur du droit à la prostitution. Il vaudrait mieux dire « mon corps, le choix de celui qui paie ». C'est un rapport de domination par l'argent. Les femmes migrantes qui sont au Bois de Vincennes et font des passes pour moins que rien, n'ont pas vraiment le choix ! Pour une minorité de personnes qui revendiquent ce libre choix de la prostitution, il existe une large majorité de femmes qui subissent des violences quotidiennes extrêmement graves. C'est elles que nous voulons protéger.
En France, le modèle abolitionniste a été adopté en 2016 et repose sur plusieurs piliers complémentaires. Les personnes prostituées sont dépénalisées et peuvent avoir le droit à un parcours de sortie de la prostitution avec un permis de séjour si elles sont étrangères, un logement, une allocation mensuelle, de la formation professionnelle... La France va aussi pénaliser les clients non pas sur le plan criminel ni sur le plan pénal mais sur le plan administratif donc ils ont des amendes ou des cours de sensibilisation sur les réalités du système de la prostitution ; les proxénètes sont aussi pénalisés parce qu'on n'a pas le droit de tirer profit de la prostitution d'autrui en France !
Il y a des résultats encourageants. Les évaluations indépendantes de la loi, menées en 2021 par l'Inspection des Affaires Sociales, en montrent les effets positifs même si elle manque de portage politique, c'est-à-dire que ce n'est pas une priorité du gouvernement et qu'il n'y a pas de ressources suffisantes investies pour son application. Malgré cela 1 700 personnes ont bénéficié d'un parcours de sortie de la prostitution et près de 8 000 clients ont été condamnés à des amendes ou des stages de sensibilisation ; par ailleurs, il y a une augmentation de 54% des procédures contre les proxénètes.
Aujourd'hui il faut que cette loi soit mieux mise en œuvre et les associations abolitionnistes militent pour ça, pour qu'elle puisse atteindre son plein potentiel comme en Suède, comme en Norvège ! La France sur le féminisme et les questions d'égalité femmes/hommes rame un petit peu par rapport à d'autres pays et c'est notre devoir aussi de nous mobiliser là-dessus ! »
Propos de Héma Sibi recueillis par Geneviève ROY
Nous dédions cet article à la mémoire de Laurence Noëlle, survivante du système prostitutionnel et militante pour l’abolition de la prostitution, décédée voilà quelques semaines en Bretagne.