Aurélie Fontaine est aujourd’hui engagée en Bretagne où elle anime un podcast féministe.
Avant de tendre son micro aux femmes d’ici, la journaliste avait voulu faire entendre la voix de femmes invisibles, les Africaines qui restent au pays tandis que leurs maris émigrent en Europe ou en Amérique à la recherche de meilleures conditions de vie. Celles surtout qui doivent gérer le quotidien seules, attendant en vain l’argent promis.
Ces témoignages, Aurélie Fontaine les avait alors regroupés dans un livre pour faire entendre la voix de « celles qu’on entend peu ».
Elles ont souvent accepté de témoigner à condition de rester anonymes. Les prénoms sont changés, les photographies ne les représentent que de dos ou dans l’ombre. Il faut dire que ces femmes dévoilent un quotidien difficile et que parler de leur expérience reste un tabou dans leurs pays, du Sénégal au Burkina Faso en passant par la Côte d’Ivoire.
« La situation a peut-être un peu évolué ; c’est moins tabou aujourd’hui » estime Aurélie Fontaine quatre ans après l’enquête qu’elle a menée au Sénégal où elle vivait alors et dans les pays voisins. Si la parole s’est quelque peu libérée grâce notamment à des émissions de télévision et de radio, ces femmes trahies préfèrent tout de même rester discrètes. Leurs familles et belle-familles verraient sans doute d’un mauvais œil qu’elles osent raconter leur triste expérience en public, mais leur fierté est aussi en jeu. En épousant un homme qui partait travailler à l’étranger, chacune acceptait d’être séparée de son mari pendant des années mais espérait en contre-partie des conditions de vie améliorées. « Elles pensaient que tout irait mieux : l’éducation de leurs enfants, l’accès à la santé et à la nourriture et elles tombent de très haut ! » constate Aurélie Fontaine.
« Pour une femme,
être l’épouse d’un émigré
c’est grimper dans l’échelle sociale »
Souvent, les parents de la jeune femme ont œuvré, voire insisté, pour qu’elle épouse celui qui était en partance pour l’étranger ou déjà installé en Europe. Pour eux, c’était gage d’une vie meilleure. Malheureusement, la jeune épouse se retrouve bien vite piégée, dépendante de sa belle-famille, avec un mari qu’elle ne voit que rarement – une fois par an au mieux, souvent une fois tous les deux ou trois ans – et qui repart la laissant enceinte. « Pour une femme, être l’épouse d’un émigré c’est grimper dans l’échelle sociale » explique dans le livre d’Aurélie Fontaine, un responsable d’association, ajoutant que pour les hommes qui partent, c’est aussi valorisant de laisser femme et enfants au pays, « cela signifie qu’ils sont capables d’entretenir un foyer au Sénégal ».
Mais dans les faits, les hommes galèrent à l’étranger sans pouvoir envoyer l’argent promis et les femmes attendent en vain, avec le sentiment d’une trahison, fréquemment sous l’emprise physique ou psychologique des belles-familles. Pour recueillir ses témoignages, Aurélie Fontaine a parfois dû ruser, profitant du moment où les jeunes femmes sortaient faire le marché pour les aborder en toute discrétion, à l’abri des regards des familles.
« Elles étaient heureuses qu’on puisse entendre leurs histoires – se souvient l’autrice – mais c’était parfois difficile de les convaincre de témoigner ; c’est pourquoi elles ont choisi de rester anonymes. » Pour respecter leur choix, Laeïla Adjovi, la photographe qui illustre le recueil de témoignages, a aussi dû mettre tout son talent dans le choix des cadrages et des lumières, pour « montrer leur solitude sans faire leurs portraits, sans passer par l’émotion de l’expression des visages ».
« Ce n’est pas parce que
ça n’a pas marché pour la voisine
que ça ne marchera pas pour moi »
« Ce qui frappe ce ne sont pas les vies tronquées, les espoirs rassis ou les rêves couverts de poussière – écrit la photographe en avant-propos du livre – c’est plutôt la résilience, l’autodérision, la dignité de femmes qui ont souvent l’humour comme armure. »
Et l’espoir aussi. « Ce n’est pas parce que ça n’a pas marché pour la voisine que ça ne marchera pas pour moi » ; ainsi Aurélie Fontaine analyse-t-elle le cheminement de pensée de ces femmes qui continuent à épouser des émigrés.
Le tabou est désormais moins opaque ; les gens là-bas savent que l’Europe ou l’Amérique ne sont pas les Eldorados fantasmés et que les conditions de vie qui attendent les travailleurs étrangers sont difficiles. Pourtant, on y croit encore. Et, soucieux de ne pas décevoir tous ceux et celles qui ont contribué financièrement au voyage de départ, les hommes cachent souvent la vérité de leur exil. Ainsi s’entretient le mythe.
Et les femmes, attendant au pays telles des Pénélope modernes, sont encore assez peu nombreuses à demander la séparation. « Quand la femme demande le divorce on la voit comme une capricieuse qui n’a pas la patience d’attendre son mari » explique Fanta. Le poids de la société, encore une fois…
« Je voulais être avocate,
là je suis ménagère »
Malgré leurs « si longues nuits » de solitude, certaines ne peuvent s’empêcher de penser : « et s’il revenait ? Et si vraiment ma vie changeait enfin? » « Je veux lui dire merde, mais quand il reviendra peut-être que je pardonnerai » imagine Cumba qui n’a pas vu son mari depuis six ans. Tandis que Awa reconnaît : « l’argent c’est important pour bien vivre, mais ce n’est pas l’essentiel » déplorant les années passées ; « en dix ans, loin l’un de l’autre - confie-t-elle - imagine tout ce que nous aurions pu faire, combien d’enfants nous aurions pu avoir ? »
D’un côté des hommes qui n’osent avouer la réalité de leur exil ; de l’autre côté, des femmes qui ont épousé un mirage et souvent abandonner pour ça leurs propres ambitions. « J’aurais dû rester à l’école, j’aurais pu être fonctionnaire » dit l’une quand l’autre regrette : « je voulais être avocate, là je suis ménagère ». Des vies rêvées, des vies gâchées par l’illusion de l’ailleurs.
Peut-être les choses sont elles en train de changer. En ville, plus qu’à la campagne, les femmes accèdent davantage aux emplois et deviennent plus autonomes, les mentalités évoluent et certaines mères le disent déjà, elles inciteront leurs filles à épouser des « hommes qui restent ».
Geneviève ROY
Pour aller plus loin
Retrouver Aurélie Fontaine dans son podcast Bretonnes et Féministes – La saison 3 vient de débuter avec la rencontre de Geneviève Héry-Arnaud, bactériologiste au CHU de Brest
Lire son livre : « De si longues nuits » publié aux éditions L’Harmattan