En Europe, les médias présentent souvent une seule vision de ce qui se passe au Brésil. La réalité est plus complexe et la population très divisée sur la destitution de la présidente Dilma Rousseff.
Pour Tauana Gomes Silva ce qui se cache derrière ce projet de destitution n'est rien d'autre qu'un « coup d'état déguisé ».
« Je suis très critique envers la politique de Dilma » dit cette Brésilienne qui vit en Bretagne depuis dix ans. Néanmoins, comme nombre de ses compatriotes – et notamment les organisations féministes – elle est contre la destitution de la présidente, organisée par l'opposition de droite voire d'extrême droite.
Arrivée en France comme jeune fille au pair, Tauana a épousé un Français et choisit de rester pour finir ses études d'Histoire. A 32 ans, elle fait actuellement une thèse sur la participation politique des femmes noires dans les mouvements de gauche au Brésil pendant la dictature militaire de 1964 à 1984.
Breizh Femmes - Quelles nouvelles avez-vous du Brésil ?
Tauana - Dimanche, il y a eu des élections à la Chambre des Députés pour l'ouverture du processus de destitution. Pour l'instant, ce n'est pas du tout gagné ; il faut que le Sénat vote à son tour. Et si le Sénat est d'accord, il y aura une commission spéciale qui devra dire si c'est valable ou pas. Donc, c'est quelque chose qui ne finira pas avant le mois de novembre.
On commence à dire, ici en France, qu'il s'agit en fait d'un « coup d'état déguisé » ; qu'en pensez-vous ?
C'est un coup d'état déguisé ! Je suis très critique avec la politique de Dilma. Je ne défends pas forcément sa politique économique ni même sa politique sociale. Il existe encore beaucoup de violences policières aussi. Mais il faut savoir quand même que le Parti des Travailleurs a fait certaines politiques sociales qui n'existaient pas au Brésil avant ou de manière très minimale. Ils ont mis en place beaucoup de choses pour la population très précaire et ça gêne les conservateurs, donc la droite. On entend aussi ça en France, des gens qui disent : on ne veut pas payer des impôts pour que les gens qui ne travaillent pas puissent recevoir des allocations ! C'est un peu le même genre de discours. Donc, depuis longtemps la droite est gênée par cette gauche au pouvoir.
Le Brésil est un pays très conservateur. Avec le Parti des Travailleurs sont arrivés les premiers gouvernements de gauche composés de personnes qui viennent du peuple. Déjà Lula était quelqu'un qui venait de nulle part. Et maintenant, Dilma !
C'est une femme qui a lutté pendant la dictature, qui a été emprisonnée, torturée par les militaires. Et c'est aussi la première femme présidente ! Il ne faut pas négliger le sexisme et le machisme du pays. C'est un pays où l'Eglise reste forte, un peu l'Eglise Catholique, mais surtout l'Eglise Protestante avec différents courants. Les héritiers de la dictature ont encore un pouvoir très grand. La dictature n'est finie que depuis 1985, ça ne fait pas longtemps ! Et le devoir de mémoire n'a pas du tout été fait. Les gens ont encore l'image de la dictature comme une forme de progrès dans certaines parties de la société. Pour eux c'est problématique de voir un gouvernement qui part du peuple, qui travaille quand même plus ou moins pour le peuple, être au pouvoir depuis si longtemps (c'est le quatrième mandat du PT).
Le Brésil a toujours été très divisé entre des groupes très pauvres et des groupes très riches mais aussi racialement entre les Noirs et les Indiens qui font partie des plus pauvres et les Blancs qui dominent la société et détiennent les pouvoirs.
C'est surtout la politique des droits sociaux qui pose problème ; pas forcément la politique économique internationale de Dilma qui est très libérale ! Mais voir les universités ou les emplois publics ouverts aux Noirs et aux Indiens, voir de nouveaux droits pour les femmes, les transgenres, etc. c'est très compliqué pour cette classe de droite voire d'extrême-droite qui jusqu'alors était dominante. Les discours des députés à la Chambre pour l'ouverture du processus de destitution, avaient pour mots d'ordre la famille, Dieu, Jésus, la Nation Evangélique, etc. Ils ont même évoqué la mémoire des tortionnaires de la dictature !
« Il ne faut pas négliger le sexisme
et le machisme
de la société brésilienne »
Vous avez fait allusion au sexisme et au machisme de la société brésilienne, est-ce que vous pensez que ce serait différent si c'était un homme au pouvoir ?
Ah, sûrement ! On entend des insultes directement liées à la question du genre. On entend souvent dire que Dilma est « folle » ; les gens l'appellent « la salope » ou « la pute ». Un mot d'ordre de la Chambre était « au-revoir ma chérie ! » Ça m'étonnerait bien qu'on dise « au revoir mon chéri » à un homme politique !
Comment réagissent les Brésilien-ne-s ? Est-ce qu'une résistance s'organise pour essayer d'éviter ce coup d'état ?
Oui, le Brésil est extrêmement mobilisé notamment les gens qui sont contre la destitution. Les journaux français, il y a un moment que j'ai arrêté de les regarder parce que je voyais qu'ils reprenaient tout ce qu'écrivaient les médias brésiliens qui sont tous de droite... Le journal Globo, par exemple, soit en format papier soit en format audiovisuel, est dans la main de la droite comme d'autres magazines très connus. Et comme les médias français reproduisent leurs discours, c'était une seule vision des choses.
Mais quand on va sur les réseaux sociaux, on voit que la population est très divisée. Il y a une grande partie qui est pour la destitution puisqu'il y a une grande partie du Brésil qui est conservatrice et qui est de droite. Le Brésil est un pays extrêmement raciste et homophobe ! Donc, il y a toute cette partie de la population qui existe, bien sûr, sinon on n'en serait pas là. Mais il y a toute une autre partie qui est extrêmement mobilisée contre "l'impeachment".
Dans les manifestations pour la destitution : on voit très peu de Noirs, très peu d'Indiens ou de gens des mouvements des paysans sans terre. C'est très clair qui manifeste pour et qui manifeste contre ! Une image choquante a beaucoup tourné. On y voit une famille Blanche avec des tee-shirts de foot et une nourrice Noire qui tient le bébé de la famille. Pendant que la famille Blanche va manifester, la nourrice va travailler ; on nous dit qu'elle adhère elle aussi mais c'est très compliqué parce qu'il s'agit de son travail, elle ne peut pas dire « oui » ou « non » parce qu'elle peut se faire virer en moins de trois minutes !
En plus, ils vont manifester contre la corruption avec le tee-shirt d'une fédération de foot qui elle-même est complètement mêlée à des affaires de corruption !
On nous montre cette population extrêmement Blanche, de classe moyenne, qui manifeste parce qu'ils ne peuvent plus payer une femme de ménage parce qu'il y a maintenant des droits pour les femmes de ménage qui n'existaient pas auparavant ; ils vont manifester parce que maintenant il y a des Noirs ou des Indiens dans les aéroports ou parce qu'ils peuvent croiser leur concierge à Paris ; ils vont manifester pour des interventions militaires ou parce qu'ils disent qu'à cause des allocations les gens ne travaillent plus. C'est très clair, les gens qui manifestent pour la destitution et pourquoi ils manifestent !
C'est très clairement deux visions différentes de la société qui s'opposent et ça n'a rien à voir finalement avec des affaires de corruption ou de malversations dont on pourrait accuser la présidente ?
Dilma n'a jamais été jugée ni condamnée ! Pour moi, la présomption d'innocence c'est très important ! Si elle n'est pas jugée et condamnée, je ne vois pas pourquoi on pourrait ouvrir un procès de destitution sous le prétexte de la corruption !
Je ne suis pas forcément pour Dilma mais je suis contre cette manipulation de la droite pour destituer un gouvernement élu démocratiquement, contre ces discours extrêmement réactionnaires et les raisons pour lesquelles ils veulent mettre en place cette destitution.
Après, l'autre question qui se pose, c'est que les gens qui sont en train de voter cette destitution sont tous eux-mêmes mêlés à des scandales de corruption ! Donc, ce sont des voleurs qui jugent une femme parce qu'ils la soupçonnent d'avoir volé ! C'est du n'importe quoi.
C'est pour ça qu'on dit que c'est un coup d'état déguisé puisqu'il n'y a aucun fondement, ce n'est pas du tout sincère, ce n'est pas du tout basé sur des choses réelles.
Et les discours aussi... Quand on demande la destitution de quelqu'un au nom de la famille, au nom de Dieu ou de Jésus, et même au nom de Jérusalem... ce n'est pas lié à un processus démocratique dans un état laïc !
« Nous, les Brésiliens de France,
on doit montrer qu'on est là
même si notre pouvoir est limité »
La communauté brésilienne en France, en Europe, est-elle mobilisée ? Que pouvez-vous faire ?
Avec les réseaux sociaux c'est plus simple actuellement pour les gens de se mobiliser. Il existe un groupe qui s'appelle « le mouvement démocratique du 18 mars - MD18 » (voir ci-dessous- ndlr). Les gens sont très mobilisés à Paris ; il y a eu une manifestation dimanche qui a compté environ 500 personnes, ce qui n'est pas négligeable.
On a fait des manifestes, on envoie des soutiens à certains groupes brésiliens et on écrit beaucoup aussi aux journaux français pour critiquer leurs positions.
D'ailleurs, je trouve que les médias français commencent un peu à changer leurs discours et à regarder davantage ce qui se passe vraiment. On était choqués par ça donc on a commencé à alerter, à dire aux journaux qu'il y avait d'autres réalités, d'autres discours. C'est vers le 8 mars, qu'on a commencé vraiment à se mobiliser en France contre ce qui se passe au Brésil. Pour les Brésiliens, c'est très important le soutien européen ! Il y a toujours cette image de l'Europe comme un continent qui a un pouvoir sur la planète ; on sait bien que ce n'est pas toujours réel, mais il y a toujours cette idée que si les Parisiens ou les Berlinois, les Brésiliens de Lisbonne ou d'Espagne se mobilisent ça peut aider les personnes qui résistent au Brésil. Nous, les Brésiliens de France, on doit montrer qu'on est là même si on sait que notre pouvoir est extrêmement limité et qu'on ne va pas agir sur la décision finale.
Prévoyez-vous de retourner au Brésil prochainement ?
Je dois retourner deux fois l'année prochaine. J'y étais pendant les élections de Dilma ; j'y suis restée toute l'année 2014 ; déjà pendant les élections c'était très tendu. Il y avait déjà ces deux camps très marqués et depuis ça n'a fait que se dégrader ; les discours politiques, les conflits ça n'a fait que s'accentuer. Et puis, il y a les Jeux Olympiques !
C'est aussi une pression justement sur le pays pour qu'il n'y ait pas de mouvements sociaux pendant ce temps-là !
Je pense que c'est aussi une stratégie de la droite ! Parce qu'ils savent très bien que ça met une pression supplémentaire sur le gouvernement. Les Jeux Olympiques c'est un enjeu national très important ; c'est le PT qui a voulu cet événement. Et c'est aussi une manière de déstabiliser Dilma ; c'est très stratégique comme période. Ils avaient déjà essayé pendant la Coupe du Monde ! Là, on ne parle plus tellement des JO ; tout le monde est dans la démarche de la destitution. De toute façon, Dilma sera toujours là parce qu'elle ne peut pas partir avant novembre.
« On attend de Dilma des choses
qui ne sont pas de son ressort »
Vous avez évoqué la violence policière tout à l'heure, vous faisiez allusion à quoi en particulier ?
Il y a une violence policière très puissante au Brésil surtout envers la population des favelas et surtout envers les Noirs et les Indiens. La violence envers les Noirs est plus visible parce que beaucoup sont en ville mais il y a aussi beaucoup d'Indiens qui manifestent pour leurs terres, pour leurs droits, pour tout ce qui devrait leur revenir et qui subissent une forte répression policière surtout de la part des grands propriétaires fonciers qui agissent conjointement avec les forces de l'ordre de leur ville ou de leur région.
Et avec la gauche au pouvoir, ça ne s'est pas arrangé ?
Au Brésil, la gauche est au pouvoir fédéral, mais on a aussi le pouvoir régional et le pouvoir municipal. Or, les gendarmes et la police sont gérés par la région ; c'est le gouverneur de chaque région qui gère et Dilma n'a pas forcément le pouvoir.
C'est un autre problème au Brésil ; on parle beaucoup de Dilma comme si elle pouvait agir dans tous les secteurs, mais elle ne peut pas. Il y a des lois fédérales mais il y a aussi des lois régionales parce que c'est une fédération comme les Etats-Unis.
C'est le gouverneur de l'état qui décide pour les forces de l'ordre de chaque état, de chaque région. Il y a aussi des choses qui dépendent des élus municipaux ou régionaux comme les hôpitaux. Pour les écoles, c'est pareil, on a les écoles municipales et les écoles de la région. Dilma ne peut pas aller dans chaque ville du pays et diriger ceci ou cela.
Donc, il y a des problèmes qui se posent entre ce qui est de la fonction du maire, ce qui est de la fonction du gouverneur de la région et ce qui est de la fonction de l'exécutif national. Et les gens mélangent tout très souvent !
Il y a eu des manifestations où les gens se plaignaient que Dilma n'intervienne pas sur les billets de transport urbain parce qu'ils étaient trop chers et qu'elle ne faisait rien ; ou qu'on n'avait pas construit un pont et que Dilma ne faisait rien ! Mais, Dilma ne construit pas de ponts !
Au Brésil, le transport public est privé ; donc, s'il est cher, c'est à l'entreprise qui a le monopole du transport public de faire quelque chose. Dilma ne peut rien faire.
Par ailleurs, la Chambre des Députés est extrêmement conservatrice. Donc, Dilma peut très bien vouloir des choses et ne pas pouvoir les faire parce que ça ne passe pas à la Chambre ! Souvent les gens disent « c'est sa faute, elle aurait dû faire ceci, elle aurait dû faire cela » ! Oui, bien sûr...
J'ai beaucoup de critiques envers le gouvernement de Dilma mais il faut savoir qu'elle ne peut pas faire non plus grand chose sans créer des alliances ; quand on est dans une démocratie il faut toujours des alliances avec l'opposition. Ce n'est pas Dilma qui choisit ceux qui siègent à la Chambre des Députés ou au Sénat ; ils sont élus démocratiquement par le peuple. Or, ces assemblées sont de droite et conservatrices. Donc, si Dilma, un de ses ministres ou un député de son parti lancent un projet de loi, la Chambre va voter contre. Actuellement, la Chambre ne vote que des projets très conservateurs. Donc, Dilma a un pouvoir parfois assez limité ! On attend beaucoup d'elle mais on attend des choses qui ne sont pas du tout de son ressort !
Etes-vous confiante dans l'avenir ? Vous dites que ça peut encore durer plusieurs mois, quelle sortie de crise possible voyez-vous ?
Je ne sais pas du tout ! C'est vraiment compliqué de vous dire ce qui va se passer. J'espère de tout mon cœur qu'il n'y aura pas de destitution parce que ce serait vraiment une victoire pour la droite brésilienne, et une droite dont on sait très bien qu'elle est raciste, sexiste et homophobe ; une droite fasciste qui fonde sa politique au nom de l'Eglise, au nom de la mémoire des tortionnaires. On veut vraiment que ces gens ne gagnent pas ; mais c'est très difficile. Et ce n'est pas quelque chose qui se passe uniquement au Brésil. On voit cette montée de la droite sur toute l'Europe, on voit en Allemagne, en France... On l'a vu aussi contre Chavez au Vénézuela ou Morales en Bolivie... Ce n'est pas typique du Brésil et je ne sais pas du tout ce qui va se passer... Ça peut dépendre aussi beaucoup des Brésiliens ; il ne faudrait pas qu'ils perdent la force de la résistance, de la mobilisation... C'est long jusqu'en novembre, beaucoup de choses peuvent se passer et pas seulement au Brésil mais aussi dans d'autres pays qui ont une influence sur le discours des politiciens brésiliens.
Propos recueillis par Geneviève ROY
Pour en savoir plus :
http://br.rfi.fr/brasil/20160416-le-monde-publica-artigo-de-movimento-contra-o-impeachment-de-dilma
http://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/bresil-un-coup-d-etat