Seulement 10% des marins sont des femmes. Très peu de filles entrent chaque année dans les filières scientifiques réputées masculines.
Pourtant, Sandrine Derrien-Courtel, a su se faire une place à la fois dans le milieu maritime et dans le monde scientifique.
Docteure en écologie marine au Muséum National d'Histoire Naturelle, elle dirige une équipe de plongeurs qui veillent constamment sur la santé du littoral breton.
Témoignage de Sandrine Derrien-Courtel, docteure en écologie marine au Muséum National d'Histoire Naturelle de Concarneau.
« Avant de monter à bord, il s'est passé un certain nombre de choses dans mon parcours qui est, en fait, un double parcours. Pour moi, l'histoire a commencé très tôt ; j'avais la chance d'avoir des parents enseignants donc de longues vacances d'été qui se passaient toujours au bord de la mer !
Je me suis assez vite lassée des châteaux de sable et je me suis retournée vers les activités aquatiques, la planche à voile, notamment.
Premier coup de cœur, un été dans les Landes. En faisant de la planche à voile, je suis passée à côté d'une barge de plongeurs professionnels, des archéologues, et je les ai vu s'équiper et descendre. Le lendemain, je suis retournée au même endroit avec ma planche et un masque accroché au poignet bien décidée à descendre pour aller voir ce qu'ils avaient vu. Bien sûr, je n'ai pas pu atteindre le fond, mais ce jour-là, il s'était passé quelque chose !
J'étais encore trop jeune à ce moment-là pour faire de la plongée et j'ai encore dû patienter. En attendant j'ai continué mes activités aquatiques parce qu'il fallait que je sois dans l'eau un maximum d'heures dans la semaine ; j'ai fait de la natation classique puis de la nage synchronisée. C'était sympa, c'était féminin ! Ça alliait un peu la grâce et la musique ; c'était un peu de danse et beaucoup d'apnée.
A la fin du collège, deuxième moment clef : la rencontre d'un chercheur venu avec d'autres personnes raconter aux collégiens leurs métiers pour susciter des vocations. Je suis rentrée à la maison en disant : ça y est, je sais ce que je veux faire, je vais être océanographe !
Trouver où se faire sa place
J'avais mes deux pistes parallèles à mener, d'une part me préparer à travailler dans la mer, et d'autre part acquérir mes compétences scientifiques. Deux domaines plutôt masculins ; j'ai côtoyé peu de jeunes femmes à cette époque-là !
Quand j'ai commencé la plongée, les combinaisons n'étaient pas du tout coupées pour les femmes ; ce n'était juste pas prévu. Dans mon petit club de la région rennaise, j'étais la seule gamine de quatorze ans dans un groupe d'hommes. Ça permet de prendre une accélération non seulement en termes de motivation mais aussi au niveau du caractère et de se forger un tempérament. En termes de maturité, j'ai eu l'impression de faire un énorme bond. D'ailleurs, je trouvais les garçons de mon âge un peu infantiles car je n'étais entourée que par des adultes dans ma pratique sportive. Ce moment-là a changé quelque chose en moi de particulièrement fort et m'a servi ensuite quand les choses n'étaient pas faciles pour moi !
J'ai alors pu acquérir des compétences nécessaires en plongée par la voie fédérale puis professionnelle et, parallèlement, au lycée puis en fac dans la filière scientifique en biologie marine. Puis s'est posée la question d'affiner mon projet, de trouver un vrai métier ; parce que ce n'est pas tout d'avoir envie de faire quelque chose, mais il faut trouver où se faire sa place !
A la fin de mon cursus, en DEA, j'ai goûté à la recherche et ça m'a plu. Mais on me proposait à la fin de ma thèse d'aller travailler en Amérique du Sud et j'étais beaucoup trop attachée à ma terre bretonne. Je suis donc partie sur une autre activité, dans le domaine des aquariums, qui m'a permis de vivre de belles expériences pendant quelques mois au Canada et aux Etats-Unis.
Savoir se mettre en colère
Et puis un jour je suis tombée sur une annonce pour le recrutement de ce qu'ils appelaient eux-mêmes un « mouton à cinq pattes » c'est-à-dire un biologiste marin plongeur professionnel comptable ! Il me manquait la dernière compétence, je me suis inscrite au GRETA en formation de gestion de petites et moyennes entreprises et une fois le diplôme en poche, j'ai postulé et j'ai été prise.
Il s'agissait d'une association pour la découverte du monde sous-marin - l'ADMS - hébergée à la station de biologie marine de Concarneau. En fait, c'étaient trois chercheurs femmes, pionnières dans les inventaires sous-marins depuis les années 60 sur l'ensemble du littoral breton qui avaient besoin d'un salarié. Et c'est grâce à elles que j'ai découvert une facette qui m'a tout de suite séduit, je me suis dit : c'est ce que je veux faire ; ces femmes-là, elles m'ouvrent les yeux, elles m'ouvrent la voie, je veux faire comme elles !
Elles étaient vraiment un exemple de simplicité. A aucun moment, elles ne se sont considérées comme des femmes exceptionnelles et pourtant elles sont vraiment des pionnières de ces métiers-là. J'ai une immense fierté à parler d'elles et à avoir eu la chance de prendre la suite quand elles sont parties à la retraite. Mes débuts au MNHN ont été un peu difficiles parce qu'il fallait tout faire : chercher des contrats, faire le terrain, monter une équipe et puis se faire reconnaître scientifiquement par le Muséum. Mais j'avais déjà vécu quelques frustrations à l'époque de l'obtention de mes diplômes de plongée, non pas parce que je n'étais pas compétente mais parce qu'il fallait vraiment enfoncer des portes. Je me souviens par exemple d'une épreuve physique toute simple qui consistait à faire une distance avec la bouteille de plongée sur le dos, j'avais beau être dans le premier tiers sur les 200 mètres en mer, le bateau de sécurité était toujours à côté de moi en train de me regarder alors qu'ils n'étaient pas en train de regarder les garçons en fin de file qui crachaient leurs poumons et avaient du mal à suivre !
Et dans le milieu scientifique aussi on m'a mis des bâtons dans les roues. J'assume mon caractère ; je me dis que si je ne l'avais pas tout, ça ne serait jamais arrivé. Pour avancer, juste pour faire la même chose qu'un homme, parfois, une femme doit afficher un « sacré caractère » ! En tout cas, il faut savoir se mettre en colère ! Et ce n'est pas forcément dans ma nature, donc, c'est vrai qu'à chaque fois ça me coûte, je ne suis pas trop bien pendant quelques jours après, mais de temps en temps, il faut remettre les choses au point !
Surveiller l'ensemble de la faune et de la flore
J'ai repris le chemin de la recherche avec une thèse après avoir proposé au Muséum National d'Histoire Naturelle de reprendre la thématique de l'association. Le naufrage du pétrolier Erika a permis de lancer en Bretagne le REBENT, un réseau de surveillance benthique, c'est-à-dire sur ou proche du fond sous-marin, puisqu'on s'est rendu compte à ce moment-là qu'on manquait de données initiales et qu'il n'y avait pas nécessairement, pour tous les habitats, des protocoles précis quantitatifs qui permettaient de voir finement quels étaient les impacts de telles catastrophes. Aujourd'hui, le travail que je fais avec mon équipe permet la surveillance de l'ensemble des espèces de la faune et de la flore rocheuses des fonds sous-marins de la façade Manche-Atlantique.
Quatre à cinq mois de l'année, de mi-mars à mi-juillet voire jusqu'en septembre, nous faisons des relevés sur l'ensemble de cette faune et flore, identifiées in situ pour tout ce qui peut être reconnu à l'œil nu ou identifiées ensuite en laboratoire. Nous intervenons jusqu'à peu près 50 mètres de profondeur pour répondre à la fois à des problématiques anthropiques qu'elles viennent du large (marées noires) ou de la côte (travaux portuaires) mais aussi pour tout ce qui concerne des phénomènes plus globaux comme le réchauffement climatique par exemple. Suite aux tempêtes de l'hiver dernier, nos premiers relevés depuis le mois de mars nous montrent des endroits qu'on ne reconnaît pas du tout ; nos données de cette année vont sûrement apporter des enseignements très importants.
Difficile de respecter la parité dans l'équipe que j'ai constituée au fil de ces années puisqu'on est cinq ! Il y a trois hommes et deux femmes. C'est vrai que c'est un travail physique ; c'est vrai que le port de blocs de plongée de deux fois douze litres qui font soixante-dix kilos, ce n'est pas anodin ; c'est vrai qu'on sent nos limites. Mais ce n'est qu'une partie de la journée et qu'une partie de notre travail. Le plus lourd du travail concerne les longues heures passées à genoux à faire des relevés dans une eau parfois agitée et souvent froide, et à savoir reconnaître les espèces, et c'est bien là le cœur de notre métier ! Concrètement, il s'agit en effet d'identifier et de compter chaque espèce (flore et faune) que l'on trouve dans nos quadrats (carré positionné au fond et qui matérialise une surface donnée) ; une dizaine de quadrats étant ainsi relevée à différentes profondeurs, et au sein de différentes ceintures algales (photo ci-dessus).
Avoir toujours le cœur qui bat
Ma vie professionnelle aujourd'hui, est-ce une passion ou un métier ? Evidemment, selon les jours, selon les moments, il y a du plus et du moins comme dans tous les métiers. Mais, comme ce jour où j'ai voulu aller voir ce que voyaient les plongeurs, quand je descends j'ai le cœur qui bat. Je ne suis pas blasée du tout par ces plongées même quand je retourne à chaque fois sur le même site ; j'ai toujours cette même envie de voir ce qui s'est passé depuis la dernière fois, un petit peu comme quand on rend visite à quelqu'un et qu'on veut voir s'il va mieux, s'il va moins bien...
Et puis, il y a des choses plus difficiles : le froid, l'eau à 7 ou 8° en début de saison, des journées très longues parce qu'on est basés à Concarneau mais qu'on intervient sur l'ensemble du littoral et jusqu'en Normandie, les restitutions de nos notes le soir et le conditionnement de l'ensemble de nos prélèvements, en fin de journée... et en ce qui me concerne, puisque je suis responsable de l'équipe, la responsabilité des plongeurs, le respect des réglementations de plus en plus dures, les contraintes financières, etc.
Enfin, quand on est une femme on a envie d'avoir une vie familiale aussi et des enfants, même si on sait que ça va être un peu compliqué de concilier l'ensemble. Mais je reste passionnée par tout ce que je fais. Et comme de toute façon j'ai toujours eu du mal à quitter la Bretagne, même si le Muséum est centralisé à Paris, j'ai la chance qu'il y ait deux stations de biologie marine en Bretagne alors, vous l'avez compris, ma place n'est pas à prendre ! »
Propos recueillis par Geneviève ROY
Photos : 1 et 3 - © R.Derrien – MNHN Concarneau ; 2 - © A. Le Gal – MNHN Concarneau