« Ecoutez l'bruit d'leurs sabots, voilà les ouvrières d'usine ; écoutez l'bruit d'leurs sabots voilà qu'arrivent les Penn Sardin »*. Difficile de ne pas avoir cet air en tête durant toute la lecture du livre de Tiphaine Guéret.

Alors qu'on s'apprête à célébrer le centenaire de la grande grève des sardinières de Douarnenez, la journaliste a voulu savoir qui sont les femmes qui exercent encore ce métier dans le Finistère et surtout dans quelles conditions elles travaillent aujourd'hui.

« Ecoutez gronder leur colère » raconte les « filles » de la sardinerie Chancerelle, la plus grande des trois usines actuelles, la plus vieille aussi encore en activité dans le monde. On en comptait vingt-et-une à Douarnenez il y a cent ans...

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Si Tiphaine Guéret vit aujourd'hui à Marseille, elle n'oublie pas ses origines bretonnes. Mais c'est plus sa « curiosité journalistique » que ses racines qui l'ont poussée à enquêter à Douarnenez. Cent ans après la grande grève qui de novembre 1924 à janvier 1925 propulsa plus de 2000 ouvrières des sardineries de Douarnenez sur les pavés pour revendiquer de meilleures conditions de travail, trois conserveries sont encore en activité dans ce coin de Bretagne.

C'est chez Chancerelle, entreprise connue sous les noms de marques Connétable, Phare d'Eckmühl ou encore Pointe de Penmarc'h selon les gammes de produits, que Tiphaine Guéret s'est arrêtée le temps de rencontrer ces « filles de la sardine », celles d'aujourd'hui et quelques autres désormais retraitées.

« Etriper et emboîter à la main,

au couteau ou aux ciseaux »

« C'est toujours en grande majorité des femmes qui travaillent le poisson et qui le mettent en boite » raconte la journaliste. Avec toute la dextérité et le savoir-faire de leurs aînées elles continuent « à étriper et emboîter à la main, au couteau et aux ciseaux ».

Mais si Chancerelle s'enorgueillit d'être la plus ancienne conserverie encore en activité dans le monde, les ouvrières ne sont plus tout à fait les mêmes. Pendant longtemps les jeunes femmes n'avaient guère le choix ; « à Douarnenez il y [avait] un peu cette idée que si tu n'as pas travaillé à la conserverie, tu comprendras jamais la vie » témoigne une ancienne sardinière.

Désormais, les ouvrières ne portent plus de sabots, mais elles « sont précaires, pour certaines intérimaires, toutes soumises au rythme épuisant des 2/8 - écrit Tiphaine Guéret dans son livre - Surtout beaucoup viennent d'Afrique ou des pays du Sud. Femmes prolétaires et racisées, elles campent au carrefour des rapports de domination ». Vingt-six nationalités se côtoient sur les chaînes de production et dans les ateliers que la journaliste décrit comme de « grands hangars bruyants et odorants ».

Dans les années 80/90, les femmes se regroupaient par fonction ou postes de travail dans les ateliers. Aujourd'hui, les logiques de solidarité se font plutôt de façon communautaire entre femmes issues d'un même pays. Pour Tiphaine Guéret, ça ne change pas considérablement la donne. Et en tout cas, lors du mouvement de grève de mars dernier, les clivages ont été facilement balayés.

« Ce jour de mars passé à se tenir chaud

sous un ciel plombé »

Le 11 mars 2024, 250 salarié.e.s se sont mis.e.s en grève à la sardinerie. Une grève courte qui n'a duré qu'une seule journée. Les « filles » en sont ressorties réconfortées et unies.

« Elles étaient contentes d'avoir réussi à faire bouger la direction en aussi peu de temps – résume Tiphaine Guéret – mais plus que ce qu'elles ont réussi à grappiller, je crois qu'elles étaient contentes de voir qu'elles avaient réussi à se fédérer entre elles ! » Dans son livre, elle écrit : « Plusieurs semaines plus tard, les « filles de la sardine » étaient encore portées par le souvenir de ce jour de mars passé à se tenir chaud sous un ciel plombé ». Comme si la grève d'il y a cent ans était aussi une histoire à vivre au présent.

Cette page de l'histoire ouvrière bretonne, toutes les sardinières de 2024 ne la connaissent pas. Certaines en ont entendu parler mais estiment que ce n'est plus la même chose aujourd'hui ; d'autres, en revanche, pensent qu'il y a des points communs. Et en début d'année, c'est bien de revalorisation de salaire et de meilleures conditions de travail qu'il était toujours question.

« Si on ne vient pas, il n'y a pas

une boite de sardines qui sort d'ici ! »

Dans les ateliers, c'est en permanence une quarantaine d'employées qui sont absentes pour raisons médicales. Une façon de dire la pénibilité de ces métiers physiques, aux gestes répétitifs, aux charges lourdes, qui progressivement abîme le corps de ces femmes. « En 2017 – rappelle Tiphaine Guéret – les femmes ouvrières étaient onze fois plus touchées par les TMS que les femmes cadres ». « Ce sont les corps qui lâchent – dit-elle encore – les douleurs partout, les épaules qu'on opère... »

Si le travail en usine est depuis toujours fait de tâches pénibles, les conditions actuelles ne sont pas vraiment encourageantes. « Beaucoup de femmes qui font ce métier depuis longtemps – explique Tiphaine Guéret – disent qu'elles ont été fières de ce qu'elles faisaient notamment parce que c'était travailler pour une entreprise familiale, pour faire de bons produits, être la fierté d'un territoire... Aujourd'hui, elles disent ne plus être fières parce qu'elles ont l'impression que les cadences qui s'accélèrent ne leur donnent plus les moyens de faire correctement leur boulot ! » « On vient pas vérifier la qualité, il faut aller vite » confie l'une d'elles.

Alors, gronde-t-elle encore aujourd'hui à Douarnenez la colère des sardinières ? Plus que des femmes en colère, Tiphaine Guéret d'abord rencontré des  « femmes blasées ». Puis la grève est passée par là et... « Les cadres ça ne changerait rien s'ils ne venaient pas travailler une journée – dit une des ouvrières citées par la journaliste dans son livre – Nous, si on ne vient pas, il n'y a pas une boite de sardines qui sort d'ici ! » Elles l'ont dit à leur direction après le mouvement du 11 mars : la prochaine fois, ce ne sera pas qu'une journée !  « Ecoutez claquer leurs sabots, écoutez gronder leur colère ; écoutez claquer leurs sabots, c'est la grève des sardinières ! » dit la chanson.

Geneviève ROY

* - Chanson des Penn Sardin écrite par Claude Michel en 2004 pour les 80 ans de la grève des sardinières, reprise aujourd'hui dans les manifestations ouvrières et féministes

Pour aller plus loin : lire Ecoutez gronder leur colère de Tiphaine Guéret aux éditions Libertalia paru en septembre 2024– 10€

Lire aussi :
L'élection interdite de Fanny Bugnon (2024) aux éditions Le Seuil – Préface de Michelle Perrot et notre article : Une Penn Sardin à la mairie publié en août 2024
Une belle grève de femmes de Anne Crignon (2023) aux éditions Libertalia