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Celles et ceux qui aiment les livres et la Bretagne, connaissent et aiment Bécherel. Cette petite cité médiévale située entre Rennes et Dinan vient d'accueillir, début août, sa trentième Nuit du Livre.

Porté par cinq femmes au milieu des années 1980, le projet qui vit naître ce lieu magique dédié aux livres - récents ou anciens, neufs ou d'occasion – ne serait pas ce qu'il est sans celle qui lui donna une âme.

A 90 ans aujourd'hui, Colette Trublet, n'a perdu ni sa détermination ni sa joie de vivre quand elle refait le parcours de cette vie – plus ou moins – ordinaire.

 

Rien ne prédestinait Colette Trublet à devenir propriétaire d'une vieille maison de pierres grises nichée au cœur de Bécherel, à l'ombre de l'église. Elle qui dit avoir depuis longtemps perdu la foi n'imaginait sans doute pas ses jours rythmés par le son des cloches voisines. Et pourtant, c'est là qu'un jour pluvieux du mois de juin, avec force détails, nous replongeons dans son passé.

Née en 1935 dans la vallée de la Rance, Colette n'a que trois ans quand elle devient orpheline de père. Désormais, c'est sa mère, écrasée de chagrin, qui veillera seule sur elle et sa petite sœur. Un monde très vite privé d'hommes puisque la guerre déclarée, dans ce pays de pêcheurs, ceux qui ne sont pas en mer sont au front. Colette pense aujourd'hui que cette particularité l'a façonnée. C'était dit-elle « les femmes à la barre ! » Sa mère refuse de se remarier et la petite-fille se construit avec cette idée : « allez les filles, on n'a pas besoin de quelqu'un qui nous commande ! »

« Je veillais au grain partout,
je protégeais mes enfants comme une vraie lionne
et je travaillais pour réussir ! »

« J'ai tout fait à une vitesse folle ; je ne sais pas ce qui m'a précipitée comme ça dans la vie » analyse aujourd'hui la vieille dame, énumérant un mariage hâtif avec un homme qu'elle connaît à peine, et alors qu'elle est encore étudiante, puis la naissance de ses trois enfants et une implication forcenée dans son travail. « J'ai tout fait à la fois : le diplôme, le mariage, les enfants ! »

Très tôt, Colette a choisi un métier alors expérimental, celui d'éducatrice spécialisée. Elle débute ses études à l'école d'Epinay sur Seine, mais c'est au Maroc qu'elle réalisera ses premiers stages alors que jeune mariée, elle y accompagne son mari officier marinier, et se découvre enceinte de son premier enfant.

Rentrée en France, elle poursuit ses études et passe ses examens. La voilà diplômée et prête pour une profession encore méconnue qui la voit rapidement gravir les échelons. Elle débute sa carrière en région parisienne avec l'envie de revenir dans sa Bretagne natale. Les naissances de ses enfants s'enchaînent, la vie maritale n'est pas aussi joyeuse qu'elle en avait rêvé et c'est elle qui « fait bouillir la marmite » ; Colette a envie de se rapprocher de sa famille.

De retour près de Rennes, elle se voit confier la direction d'un établissement et la charge d'en ouvrir d'autres. « Je veillais au grain partout - dit cette fille de la mer, issue d'une lignée de marins pêcheurs - je protégeais mes enfants comme une vraie lionne et je travaillais pour réussir ! »

« Je crois que je m'en sors par beaucoup d'inconscience,
une aide en psychanalyse
et une réussite professionnelle »

Rennes, Dol, Saint-Malo... Colette crée six établissements d'éducation spécialisée. Rien ne semble pouvoir l'arrêter mais voilà, elle divorce. Nous sommes à la fin des années soixante, elle sait qu'on peut lui reprocher sa situation, alors elle la cache aussi longtemps qu'elle peut. Mais lorsque ses employeurs la découvrent, le couperet tombe. « J'ai été virée en 1970 – se souvient-elle – et ça n'a fait qu'ajouter à mes réflexions sur le sort fait aux femmes dans nos sociétés ! »

Malgré ses angoisses et la peur de ne plus trouver de travail, Colette devient maîtresse de formation à l'université de Lille auprès de futur.e.s éducateur.ice.s. Nouveau déménagement, nouvelle vie dans dit-elle « la seule ville de France où je ne connaissais personne ! »

Colette2Colette s'enthousiasme pour ce nouveau défi, « fonce » dans un travail où elle est la seule femme entourée d'hommes sûrs de leur supériorité et bute rapidement sur leur hostilité. « Un destin de femme » résume-t-elle, précisant : « je crois que je m'en sors par beaucoup d'inconscience, une aide en psychanalyse et une réussite professionnelle ». Car malgré la cabale montée contre elle, son travail est reconnu et apprécié. Néanmoins, elle quitte Lille et son ambiance délétère pour s'installer deux ans à Amiens avant de revenir à Dinan où elle trouve un poste.

Entre temps, elle a fait l'acquisition d'une maison pour y loger sa petite famille et entamé une psychanalyse. Une décision qui va peser sur son avenir puisque en parallèle de son emploi de travailleuse sociale, elle devient psychanalyste et commence à accompagner quelques patient.e.s.

« On voulait vivre autrement ;
l'époque n'était pas joyeuse,
il fallait se libérer »

« Quand on est revenus en Bretagne, tous les quatre, on a été pris d'une fringale de culture bretonne ». Colette se souvient qu'avec ses trois enfants, alors adolescents, ils ont « écumé les festoù-noz ». De son côté, elle se met à la langue bretonne et pour révéler sa « bretonnitude » noue des liens avec les mouvements militants bretons.

« On voulait vivre autrement ; l'époque n'était pas joyeuse, il fallait se libérer ». Au début des années 80, Colette et ses ami.e.s se lancent dans un projet qu'elle qualifie aujourd'hui de « culturel en milieu rural ». Ensemble, ils et elles rêvent de maraîchage biologique, de vie en autarcie, de développement de la culture bretonne, loin de l'état centralisateur et des injonctions parisiennes des différents gouvernements. Des idées qu'ils et elles traduisent par une envie simple : « vivre et travailler au pays » !

« Nous étions une dizaine de familles et quelques célibataires (...) nous voulions ouvrir un lieu d'activités économiques et professionnelles à partir de certaines de nos spécialités et compétences. Nous désirions aussi y satisfaire nos intérêts culturels » écrit-elle dans En avant les Bécassines, le récit qu'elle fait de cette aventure dans un livre publié en 2001.

A la recherche du lieu idéal, leurs pas les mènent à Bécherel, petite bourgade à l'abandon avec ses maisons de granit vides et ses commerces fermés. C'est le fils de Colette qui s'y installe le premier à la tête d'une boutique de brocante. Séduit par l'endroit, le groupe décide bientôt d'ouvrir une crêperie que Catherine, la fille de Colette, récemment diplômée en Histoire et en Culture Celtique, accepte de gérer.

livre en avantLe groupe initial se perd un peu. Seules restent motivées cinq femmes. Autour de Colette, ses deux filles, Catherine et Anaïg, sa belle-fille, Yvonne, et l'amie indéfectible, Brigitte. La crêperie marche bien ; les animations proposées par des musiciens bretons ont du succès ; Glenmor, Gilles Servat, Myrdhin et sa harpe celtique, et bien d'autres sont au rendez-vous, mais... « Bécherel reste désert ».

Colette, pourtant très occupée encore par ses activités professionnelles, cherche l'idée fédératrice qui pourrait tout changer quand elle apprend l'existence en Belgique d'un « village du livre ancien et d'occasion ». Avec sa belle-fille, la voilà partie à la découverte de ce lieu qui les inspire immédiatement. Revenues pleines d'enthousiasme, Yvonne et elles se lancent dans l'organisation de leur première foire aux livres à laquelle elles invitent tous les brocanteurs de leur connaissance et plus encore. Nous sommes le week-end de Pâques 1989 et Bécherel se découvre une nouvelle identité ! Le succès immédiat de ces « trois jours de fièvre » ne se démentira plus.

« Il faut que la civilisation bascule
sinon on est au fond du piège »

C'est l'association Savenn Douar, présidée par Colette Trublet, qui va gérer les débuts de ce qu'il convient désormais d'appeler la Cité du Livre. Bécherel devient la troisième en Europe après Redu en Belgique et Hay-On-Wye au Pays de Galles.

Il aura fallu du temps et de l'énergie à ces cinq femmes de conviction pour défendre leur projet malgré les obstacles déposés à différents moments sur leur chemin par ceux qui ne leur reconnaissent aucune légitimité. « Les hommes libraires et élus firent chorus contre nous » raconte Colette Trublet dans son livre. On leur reproche de ne pas être des professionnelles, on a peur sans doute du pouvoir qu'elles pourraient prendre...

Le projet qui fut longtemps une entreprise familiale et amicale, est depuis 1993 porté par l'association "Bécherel Cité du Livre" et soutenu par Rennes Métropole au sein de la Maison du Livre, organisatrice des différents événements : la fête du livre qui ouvre toujours la saison à Pâques, la Nuit du livre en août mais aussi le marché du livre les premiers dimanches de chaque mois et bien d'autres animations comme le Printemps des Poètes ou les Journées de la Bretagne.

Aujourd'hui, Bécherel se sont aussi des librairies permanentes, des artisans d'art installés sur place – relieurs, illustrateurs, calligraphes, etc. - et de nombreuses maisons restaurées et habitées. « On est passés de 500 à près de 700 habitants » se réjouit Colette. Défi relevé pour celle qui a rêvé de faire vivre la culture en milieu rural !

A quelques mètres du donjon du XIIème siècle, elle continue à écrire et poursuit ses réflexions sur la société, bretonne et plus encore, et notamment la place qu'on y réserve aux femmes avec toujours les mêmes convictions. Elle contribue également au CNAHES, le Conservatoire National des Archives et de l'Histoire de l'Education Spécialisée. « Je travaille en ce moment beaucoup sur les affaires Pélicot, Le Scouarnec ou Bétharram – confie-t-elle – il faut que la civilisation bascule sinon on est au fond du piège. Je rêverais d'une levée en masse de toutes les femmes pour dire : les mecs, ça suffit ! » Une belle énergie et une détermination sans faille.

Geneviève ROY

Pour aller plus loin : En avant les Bécassines de Colette Trublet paru aux éditions Bécherel Cité du Livre